Grégoire Leménager, « Lutz Bassmann : L’extinction de l’humanité est plausible » / entretien, [site] BibliObs, 19 août 2010.
- 2e entretien d’une série de 3 publiés simultanément : « Volodine, La preuve par trois » ; voir le 1er entretien (« Antoine Volodine : Je ne suis pas un cas psychiatrique ! ») et le 3e (« Manuela Draeger : Ceci n’est pas un gag »).
- L’entretien en ligne est suivi de la mention : « Ceci est la version longue de l’entretien paru dans Le Nouvel Observateur du 19 août 2010. » (p. ppp)
Pour mémoire :
Tout en signant « Ecrivains » (au Seuil), Antoine Volodine publie également « les Aigles puent » (chez Verdier) sous le nom de Lutz Bassmann et « Onze rêves de suie » (à l’Olivier) sous celui de Manuela Draeger. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux avatars n’avait jamais répondu directement aux questions d’un journaliste. En exclusivité pour « le Nouvel Observateur », ils ont accepté de se prêter au jeu. Entretien n°2
Le Nouvel Observateur.- Quelle est cette « communauté d’écrivains imaginaires » à laquelle vous appartenez ?
Lutz Bassmann. – Nous sommes emprisonnés pour des raisons politiques, à perpétuité, pour avoir très violemment contesté le pouvoir mondial en place. Nous vivons à l’isolement avec la possibilité de communiquer en tapant sur des canalisations, en criant, chuchotant, sanglotant. Notre travail littéraire consiste à répéter des choses que nous avons déjà dites, ou que d’autres détenus nous ont transmises. Celui ou celle qui a fabriqué un livre le signe. Mais il porte une voix collective, d’où les recoupements entre nos écrits. C’est une appropriation que nous considérons comme très fraternelle. Il ne s’agit pas justement de réserver de façon insistante la signature, l’origine exacte d’une voix. Au contraire.
Cela dit, nous ne sommes pas de la même génération. D’après les quelques indications données, la prison m’a accueilli en 1990 alors que Manuela Draeger y est arrivée onze ans plus tard.
N.O.- Qu’est-ce qui distingue vos livres de ceux de Volodine?
Lutz Bassmann. – Peut-être suis-je plus abrupt, plus dur. Il y a plus de violence chez moi. On peut parfois voir chez Volodine la recherche de la belle page, mais pas dans mes livres ! Par ailleurs, la première scène des « Aigles puent » est reproduite à la fin. Le personnage va mourir irradié dans une ville détruite : c’est la même chose, mais décrit autrement. Voilà une technique qui m’est propre, je crois, pour éveiller chez le lecteur quelque chose de familier dans un univers qui lui est – heureusement- étranger. J’ai aussi fait un livre avec des haïkus, ce qui est complètement inhabituel dans le post-exotisme, n’a d’ailleurs pas été repris, et certainement pas par Volodine.
N.O.- Dans « les Aigles puent », on est d’emblée dans un univers postapocalyptique. Après la catastrophe. Mais comment imaginez-vous la catastrophe elle-même?
L. Bassmann.- C’est-à-dire que là, on n’est pas exactement après la catastrophe. Dès le début, une ville a été rasée, détruite, goudronnée, vitrifiée. Et c’est là-dessus qu’entre le personnage qui est le seul survivant. Il va mourir en essayant de retrouver sa famille, ses camarades, ses enfants. Puis en leur racontant des histoires. Mais on est à l’intérieur de la catastrophe. On peut penser à Nagasaki, même si c’est tout à fait autre chose. On est après une atrocité de guerre, mais la planète n’a pas été détruite. La guerre n’est pas finie, elle continue – contrairement à ce qui se passe chez Manuela Draeger. On est en plein dans les ruines, qui sont bombardées en permanence. Et les survivants ne comprennent pas ce qui se passe, pourquoi on les mitraille. Ce qui se passe historiquement est complètement obscur, totalement incompréhensible pour les petits… car il s’agit toujours de personnages qui vivent dans des mondes moralement détruits, économiquement dévastés, et qui survivent à l’intérieur de ça avec leur propre petite culture. Il n’y a plus de culture politique. La culture appartient aux maîtres, aux ennemis, à ceux qui bombardent et qui détruisent, de façon incompréhensible. Et là, je ne crois pas qu’on soit après. Je pense qu’on est plutôt pendant l’apocalypse.
N.O.- Il n’y a pourtant plus personne, alors que chez Manuela Draeger, il y a encore un combat possible.
L. Bassmann.- Là c’est un lieu totalement détruit, et désert, avec quelques ombres qui essaient d’escalader un immeuble avant de disparaître, ou quelques êtres qui gratouillent dans les restes et dans les cendres. Et puis il y a le souvenir. Mais en-dehors de cette région, la vie continue, la vie injuste. Le personnage vient de ce monde, il a vu des réfugiés, il est allé tuer un des responsables du malheur. Et il se dépêche de revenir sur les ruines en apprenant que la ville a été détruite, en s’efforçant de faire revivre des souvenirs au milieu des cendres. Mais on est sur une planète pleine de soubresauts terribles.
N.O.- Qui sont les responsables de l’apocalypse dans votre roman?
L. Bassmann.- On peut coller des étiquettes : l’impérialisme, l’ennemi fasciste, les capitalistes…
N.O.- Toutes ces notions ne se recoupent pas forcément…
L. Bassmann.- Absolument. Mais ce qui se recoupe, c’est que dans tous les cas on est sous les bombes et on ne comprend pas. On ne sait pas qui est l’ennemi. C’est cette vision-là que je voulais maintenir. Evidemment, j’ai en tête des images de la réalité contemporaine. Par exemple des villageois afghans, pour qui la guerre est là depuis des décennies : ils vivotent, font la noce de la cousine. Et puis, d’un coup, trente morts sous un bombardement dit allié… Quand il y a dans mon livre des énumérations de gens qui ont brûlé, c’est de la fiction, mais ça fait écho à la Shoah comme aux guerres actuelles.
Ces images que j’ai inventées s’alimentent d’une réalité. Mais comme cette réalité se reproduit sans cesse, ces images ont aussi un côté prophétique, si j’ose dire. Par exemple, alors que le livre était écrit, je peux apprendre qu’une centaine de personnes, en Afghanistan encore, vont puiser les restes d’essence qui se trouvent dans un camion citerne, avec des seaux. Des femmes et des enfants vont chercher de l’essence avec des seaux… et puis les brillants Allemands alliés bombardent tout ça, et brûlent une centaine de personnes. C’est de ce type d’événements que parle mon livre, de façon indirecte, car il ne s’agit pas du tout de raconter l’actualité. Un lecteur sensible peut y retrouver la planète actuelle, une situation qu’on trouve dans de nombreux endroits de notre planète, alors qu’il ne s’agit pas du tout de raconter le malheur en Afghanistan ou dans les camps palestiniens.
En tout cas cette idée de ne pas, de ne rien comprendre à l’adversaire, et de subir sans cesse ses coups, en finissant par être brûlé par lui, sans savoir qui il est, c’est elle que l’on retrouve en permanence.
N.O.- Qu’est-ce qui vous inquiète tout particulièrement aujourd’hui?
L. Bassmann.- Tout (rires). Je ne vais pas faire une liste… Ce qui illuminait notre combat au XXe siècle, qui était la possibilité de la Révolution, c’est-à-dire du bonheur et pas des horreurs en quoi elle s’est transformée, la possibilité d’avoir une planète unifiée dans la justice, la liberté, l’égalité et l’intelligence, qui a manqué beaucoup, cette lumière-là s’est vraiment éteinte aujourd’hui. Et c’est pourquoi tous nos livres qui s’appuient sur le présent et le passé pour imaginer des mondes d’après, sont si pessimistes. On n’a plus de lumière, on avance à tâtons. Aujourd’hui, quelles que soient les technologies mises en œuvre, on avance sans avoir pour objectif le bonheur de six milliards d’individus.
N.O.- On peut aussi considérer que ce sont ces lumières et ces rêves de bonheur qui ont mené au pire…
L. Bassmann.- Oui, c’est quelque chose qui nous est très douloureux, et qu’on utilise beaucoup dans nos livres : dès que l’espoir se met en marche, on va vers le cauchemar. La révolution qui est systématiquement invoquée dans nos livres, et qui devait ouvrir des portes lumineuses, n’ouvre que des portes de prison. Mais cette révolution devait être faite. Elle a été tellement trahie, déformée, cauchemardisée, qu’effectivement c’est très bizarre de l’invoquer encore. Mais cette bizarrerie fait nos personnages, et notre parole.
N.O.- Qu’est ce qui aujourd’hui peut nous mener au désastre?
L. Bassmann.- L’hypothèse de l’extinction de l’humanité n’est pas du tout décrite dans « les Aigles puent », mais apparaissait dans « Avec les moines soldats », ou dans « Des anges mineurs » de Volodine, et dans « Onze rêves de suie » de Manuela Draeger. Cette hypothèse est plausible. Savoir quand et comment, c’est un autre domaine. Mais tout peut arriver. Nous avons vécu la guerre froide dans l’idée de l’apocalypse nucléaire imminente. En URSS, je me souviens de la peur des soviétiques face aux Chinois, et de leur discours sur les frappes nucléaires préventives. Tchernobyl a également marqué les esprits : la région est aujourd’hui invivable. On peut imaginer ça ailleurs. Enfin, cette hypothèse nous intéresse aussi au niveau littéraire : situer des personnages dans des déserts humains, ça remet en place ce qui est profond, essentiel, primitif. Tout le vernis de la civilisation disparaît. Reste l’humain.