Antoine Volodine, « Recette pour ne pas être confondu au sein d’une foule de carnaval avec une personne déguisée », p. 89-91 dans Seize Nouvelles [1998-2007, Dix Ans du prix Wepler-Fondation La Poste], Paris, Éditions Thierry Magnier, 2008, 92 p.
- extrait en ligne sur le site Fluctuat.net (texte incomplet, de plus la fin du titre a été modifiée, de « une personne déguisée » en « quelqu’un de déguisée » (sic), d’où la faute d’accord…)
- « recettes » lues aux Correspondances de Manosque 2007, à écouter sur le site Lire dans le noir, celle de Volodine ici
- [Préface] de Marie-Rose Guarniéri (ci-dessous), de la Librairie des Abbesses et co-fondatrice du prix, sur le site Le Choix Des Libraires.com
- présentation du recueil sur Fluctuat.net
- ci-bas, article de L’Humanité, « L’Impératif culinaire », du 20 novembre 2008, signé A.N. (pour Alain Nicolas) qui rend compte de la parution du recueil
- liste des onze auteurs de ces « recettes secrètes » (selon la Fondation La Poste) : Thierry Beistingel, François Bon, Éric Chevillard, Florence Delaporte, Louise Desbrusses, Brigitte Giraud, Pavel Hak, Héléna Marienské, Laurent Mauvignier, Marcel Moreau, Richard Morgiève, Yves Pagès, Olivia Rosenthal, Alain Satgé, Vincent de Swarte, Antoine Volodine.
- le texte de Volodine (ainsi que les autres) a probablement été écrit et diffusé dès 2007.
- Voir aussi : un billet de Thierry Beinstingel dans ses Feuilles de route (19/12/2008).
Pour mémoire :
On prendra soin tout d’abord de se renseigner sur la langue pratiquée par la population qui s’est rassemblée pour la fête. En effet, il serait fâcheux d’être abordé par un quidam et de ne pouvoir se dégager de ses embrassades au moyen de quelque réplique sans malice. On préparera dans le dialecte concerné une boutade passe-partout, du genre « Pas plus que toi, mon gars ! » ou « Du moment qu’on s’amuse, hein ! » ; on se sera appliqué sur les lèvres un mélange d’alcool et de frangipane afin de feindre une haleine festive.
Ces précautions s’imposent. Il importe toutefois de ne pas les exagérer, car alors il serait extrêmement difficile de se distinguer du reste de la cohue, et le risque serait grand de se trouver mêlé aux masques sans pouvoir ensuite prétendre faire bande à part. C’est pourquoi je conseille de veiller à ce que l’habillement n’entretienne pas la confusion. On attachera ses guenilles avec une cordelette sans fantaisie et, en particulier, on s’abstiendra d’en orner les extrémités avec des grelots ; on adoptera pour couvre-chef un casque métallique, de préférence à un chapeau mou sur lequel s’accrochent les confettis ; on glissera ses jambes dans une jupe de bure assez lâche, qui dissimulera l’aspect désordonné des chairs, ainsi que les rotules superflues et les poches de peau pustuleuse qui affligent ces membres ; pour s’envelopper les pieds on aura choisi des babouches colorées, qui tireront l’œil de l’observateur et l’inviteront à constater qu’elles correspondent à une morphologie authentiquement monstrueuse, et non à une volonté de produire du burlesque ; dans le même esprit, les gants ne chercheront pas à tromper sur le nombre réel des doigts de chaque main. Quant à la figure, on s’interdira de la farder outrageusement, comme on le fait d’ordinaire pour passer inaperçu dans les rues. On n’aura crainte d’exposer au jour son cuir grisâtre, cartonneux, et on n’en rabotera pas les excroissances.
On pourra au contraire souligner le naturel de celles-ci en y attachant, lorsque ce sera possible, des boules de Noël et des rubans qui, en outre, auront l’avantage d’affirmer avec la culture du carnaval une différence notable. Si on le souhaite, on dénouera sa crinière et on la laissera pendre jusqu’à mi-cuisse, mais sans la déployer comme un soleil dès que l’on perçoit une menace.
Enfin, on se retiendra de pousser de forts gloussements et de cracher du feu à tout bout de champ.
Documents
Présentation de l’éditeur
Voici, juxtaposées dans ce livre, quelques proses singulières de seize auteurs contemporains qui, chacun à leur façon, ont répondu à la commande d’une » recette secrète » afin de rendre hommage aux dix ans du Prix Wepler-Fondation La Poste ayant couronné leur quête littéraire. Chaque texte inédit est un miroir de l’œuvre. Chaque texte incarne une voix d’auteur, interroge un possible de la littérature, met la langue à l’épreuve, sans tutelle aucune.
[Préface signée] de Marie-Rose Guarniéri
Chers lecteurs, ce livre inclassable n’est pas une énième compilation d’auteurs parmi d’autres, mais le fruit d’une aventure périlleuse en faveur d’une littérature qui prend des risques. À partir d’un quartier, Montmartre, riche d’histoire littéraire, et plus précisément à partir de la création de la librairie des Abbesses, j’ai senti que l’heure était venue de donner une impulsion neuve aux rentrées littéraires en fondant un Prix émanant d’une sphère différente, aux règles de fonctionnement dignes. J’ai voulu proposer un antidote à certaines pratiques et connivences, aujourd’hui mutilantes pour toute forme de création. C’est dans le deuil d’une certaine réalité sans surprise et sans le moindre défi que le désir est venu de redonner de la vie, du jeu et du sens à une action littéraire indépendante.
Le Prix Wepler-Fondation La Poste vise à offrir à des auteurs contemporains une renaissance dans une époque obstruée, souvent figée sur les mêmes valeurs.
Seule pour créer ma librairie, j’ai pris conscience d’une autre solitude, celle d’écrivains majeurs qu’il fallait faire apparaître davantage, soutenir plus fort encore et au-delà des quatre murs de ma librairie. Chacun d’entre eux, vous les lirez, travaille avec une exigence qui les éloigne des conformismes de lecture dominants et je me devais d’inventer un mécénat particulier pour les faire durer et les mener à une consécration.
D’où la Fondation La Poste et son généreux mécénat financier et sa force de frappe pour diffuser largement le contenu de nos débats, d’où la célèbre brasserie littéraire du Wepler, reine de la place Clichy où durant dix ans, inlassablement, devant six cent personnes, nous avons fêté des auteurs sélectionnés ou lauréats.
C’est l’irréductible énergie de la librairie des Abbesses, d’Elisabeth
Joël et des amis, la détermination de Jean-Paul Bailly et Dominique Blanchecotte de la Fondation La Poste, celle de Michel Bessière et sa brasserie Wepler, ainsi que la radicalité et le talent des auteurs que nous vous offrons.
Voici, juxtaposées dans ce livre, quelques proses singulières de ces auteurs qui, chacun à leur façon, ont répondu à la commande d’une «recette secrète» afin de rendre hommage au dix ans du Prix : à un moment important de leur parcours, ce dernier a très concrètement soutenu et défendu leur travail de création.
Chaque texte est un miroir de l’oeuvre.
Chaque texte incarne une voix d’auteur, interroge un possible de la littérature, met la langue à l’épreuve, sans tutelle aucune.
Avec juste ce recul de dix ans, je vous souhaite de conserver longtemps ce livre et d’aller à la rencontre de ces auteurs, de leurs oeuvres, représentatives d’un certain moment littéraire de l’aube du XXIe siècle.
Merci infiniment à Thierry Magnier, grâce à lui, cette aventure perdure, gagne en sens et nous redonne de l’élan pour franchir un nouveau cap de dix ans avec plus de moyens et de retentissement encore. À littérature libre, lecteurs affranchis…
Présentation sur le site Fluctuat.net :
Pour fêter ses dix ans, en 2007, le prix Wepler-Fondation La Poste avait commandé à plusieurs auteurs contemporains – parmi lesquels ses lauréats – une « recette secrète », qui devait refléter l’ensemble de leur œuvre. Nous vous proposions déjà de retrouver en ligne ces seize nouvelles, signées, entre autres, Eric Chevillard, Pavel Hak, Héléna Marienské, Yves Pagès, Antoine Volodine… Chaque écrivain y livre, avec humour souvent, sa supposée recette d’écriture, même si, comme le souligne François Bon, « Il n’y a pas de recette qui vaille en littérature mais longtemps qu’on le sait ».
Désormais réunis dans un recueil, publié aux éditions Thierry Magnier, les inédits du Wepler offre un beau panorama d’une littérature singulière, représentée par des auteurs à la verve remarquable, qui n’en ont pas fini de faire faire du sport à la langue française.
L’Impératif culinaire (in L’Humanité, 20/11/2008)
La cuisine des prix : la métaphore est rarement flatteuse. Assaisonner, mijoter, réduire, ce vocabulaire de peu glorieuse tambouille n’invite guère à goûter, fût-ce du bout des lèvres, le résultat des agapes des académies d’automne. Il fallait donc beaucoup de crânerie à l’équipe du prix Wepler pour fêter ses dix ans par un livre de recettes, concoctées par ses lauréats. Seize écrivains (1) ont coiffé la toque et ceint le tablier pour nous livrer leurs recettes, réunies dans ce livre de cuisine inédit. Bien entendu, comme l’annonce François Bon, « il n’y a pas de recette qui vaille en littérature mais longtemps qu’on le sait ». Ce qui n’empêche nullement de travailler ce thème, d’en faire un point d’appui pour le quitter, voire d’écrire contre. Peu d’entre eux l’ignorent carrément. Un seul, en fait, Vincent de Swarte, qui livre un petit récit d’après la mort, où l’au-delà ressemble à une fugue morose. Un autre, Alain Satgé, refuse le jeu métaphorique et propose une recette de pain perdu. Tous les autres donnent des recettes d’écriture, ou de vie. Dans le premier camp, on retiendra la Petite scène de disparition de Pavel Hak, sorte de « roman à l’état naissant », bribes de scénario, notes, injonctions de l’auteur à lui-même, questions (« Il loue un 4 x 4 ? Prend un taxi ? ») ensemble ironique et, peut-être, sérieux. Comment savoir ? Dans l’autre, Volodine expose sa Recette pour ne pas être confondu au sein d’un carnaval avec une personne déguisée, dont la loufoquerie n’est pas loin de basculer dans le tragique coutumier de l’auteur. Retenons aussi la Recette pour ne pas d’Olivia Rosenthal, toute d’interdictions, et la très stressante Recette pour ne pas mourir de peur de Brigitte Giraud, qui déconseille fortement l’autostop, les autos tamponneuses… et l’autofiction. On aura compris que, d’une manière ou d’une autre, tous parlent de littérature et qu’on y perçoit plus d’avant-goûts (ou d’arrière) qu’on le croit. L’effet secondaire du recueil est que, à quelques exceptions près, tout cela s’écrit à l’impératif. L’impératif grammatical strict ou ses équivalents comme le futur ou l’infinitif : « À l’impératif tu préférerais l’infinitif qui donne moins l’impression d’obéir à des ordres », dit Alain Satgé. Il reste que, quel que soit le mode, l’effet de ces « prenez un homme et une femme », « vannez un certain temps » et autre « tâcher d’entendre un peu de langue » est saisissant. Consommer chaud.
(1) Thierry Beistingel, François Bon, Éric Chevillard, Florence Delaporte, Louise Desbrusses, Brigitte Giraud, Pavel Hak, Héléna Marienské, Laurent Mauvignier, Marcel Moreau, Richard Morgiève, Yves Pagès, Olivia Rosenthal, Alain Satgé, Vincent de Swarte, Antoine Volodine.