Antoine Volodine, Songes de Mevlido, Paris : Éditions du Seuil, 2007, 462 p., coll. Fiction & Cie.
Présentation de l’éditeur
On a bientôt cinquante ans. Pendant la guerre de tous contre tous, la femme qu’on aime a été assassinée par des enfants-soldats. Les années passent, la folie rôde. On fait des rêves bizarres. On a parfois l’impression d’avoir été envoyé sur Terre en mission, et d’avoir failli sur toute la ligne. La guerre est finie, mais on appartient au camp des vaincus. Avec une simple d’esprit on vit à présent à Poulailler Quatre, un immense ghetto où cohabitent mendiantes bolcheviques, réfugiés, junkies, oiseaux monstrueux et mudangs, les chamanes coréennes qui chantent pour apaiser les morts. On pense à cette femme aimée qu’on a perdue. Il faudra voyager loin pour la retrouver. S’enfoncer dans les profondeurs de Poulailler Quatre et de ses propres rêves. Il faudra sans doute mourir à son tour pour pouvoir entendre le chant des mudangs et aller plus loin encore, jusqu’au Fouillis. On atteindra le Fouillis et on s’y fixera comme si on avait existé là depuis toujours. Mais ensuite, que se passera-t-il, ensuite ?
Dossier de presse :
- « La conscience de l’insupportable », entretien avec Guillaume Benoit, Evene.fr, novembre 2007.
Des vieillardes bramant leurs slogans absurdes, des enfants soldats, une meurtrière au charme dévastateur et des âmes errantes, l’univers de ‘Songes de Mevlido’, dernier roman d’Antoine Volodine, est un gouffre d’imagination. L’artisan de cette inquiétante étrangeté s’explique.
Tout entier articulé autour de la décadence, l’univers de ‘Songes de Mevlido’ fait s’écrouler tous les repères traditionnels de la construction littéraire. Fidèle en cela à la série déjà entamée par Antoine Volodine au travers de ‘Bardo or not bardo’ ou encore ‘Dondog’. Dans cette quête irréelle aux allures de chute, Mevlido, héraut traumatisé d’une existence vouée à la mort, s’enfonce et porte les stigmates de son errance. Tiraillés entre la pensée et le rêve, ces « songes » explorent l’ambiguïté fondamentale de notre propre rapport au monde. Odyssée d’un nouveau genre, son dernier ouvrage réinvente la fonction rêve comme révélation du réel, comme la dernière à même de nous faire naviguer à vue dans un monde qui s’écroule et s’écoule, emportant tout, de la chair aux idéaux les plus féconds. Au final, le lecteur retrouve une vraie place de témoin embarqué, conscience extérieure à un récit qui ne cesse de l’appeler, de lui faire signe, comme le récit intime d’un être de fiction. Une force qu’il est nécessaire de remettre dans son contexte, pour en mesurer l’ampleur.
Mevlido, personnage central du roman, est l’archétype du contre-personnage ; mutique, fatigué et voué à une quête improbable, il a tout pour anéantir le moindre ressort dramatique. Cette figure est-elle essentielle dans la mise en place de cette suspension du temps, où les rebondissements dramatiques et changements de focale s’étirent en un fil continu ?
Mevlido est en effet un anti-héros, qui traverse les nombreux événements du livre comme un mourant puis comme un mort, ce qui établit entre lui et la réalité une relation flottante et sombre, ralentie, marquée par l’épuisement et l’incertain. En ce sens, Mevlido rejoint la galerie déjà importante des antihéros du « post-exotisme », des épuisés, agonisants et décédés qui racontent de multiples histoires et se souviennent : Breughel dans ‘Le port intérieur’ et ‘Nuit blanche en Balkhyrie’ , Dondog, ou encore Fabian Golpiez dans ‘Le nom des singes’, etc. Ces personnages reçoivent en eux la réalité depuis leur épuisement et la reconstruisent pour en faire une histoire dans laquelle le réel est filtré à la fois par leurs souvenirs et leur marche vers l’extinction.
Au long de l’ouvrage, la mort apparaît comme un passage, non plus une fin mais presque une fonction sociale, la raison d’être de la Mudang par exemple. Encore une fois, la dichotomie tombe entre vie et mort, comme si ne pas avoir vécu sa vie interdisait de vivre sa mort. Intimement lié au rythme continu de l’intrigue, doit-on voir dans cet élément une dimension philosophique et poétique ?
Je ne fais que reprendre dans ‘Songes de Mevlido’ un principe illustré dans tous les livres précédents : pendant cette sorte de longue marche que constitue la traversée du monde d’après la mort, le fouillis intérieur des personnages se projette sur le monde qui les entoure : l’incertitude règne, les contraires se dissolvent. Fantasmes et souvenirs, rêves et récits imaginatifs se confondent. Et, derrière le personnage, de façon plus ou moins active selon les moments ou selon les livres, il y a des voix qui guident, qui ordonnent ou qui conseillent : des voix de bonzes dans ‘Bardo or not Bardo’, des voix de chamanes dans ‘Dondog’, des voix de mudangs coréennes dans ‘Songes de Mevlido’.
Face à cette puissance d’imagination, peut-on parler, à propos de ‘Songes de Mevlido’, d’un ouvrage de science-fiction ? Quel rôle joue finalement cette multitude d’inventions de l’esprit dans une trame qui repose et réinterprète les bases d’une intrigue traditionnelle ?
La relation à la science-fiction est une intention qu’on me prête bien trop souvent et qui correspond surtout à une difficulté de classement thématique de mes fictions, de mes livres, à laquelle sont confrontés les critiques. J’ai recours à des éléments fantastiques, surréalistes, oniriques, ou associés à une mystique chamaniste, et pratiquement pas à des thèmes de science-fiction. Bien que je n’éprouve aucune hostilité envers la littérature de science-fiction et ses grands classiques, je ne me réclame jamais ni de la science-fiction ni d’une « subversion de la science-fiction ». C’est, entre autres, pour échapper à ce débat que j’ai avancé le terme de « post-exotisme » pour caractériser l’univers littéraire de mes livres.
Est-ce pour cette raison que, dans l’ouvrage, la fonction imaginative n’apparaît finalement pas tant comme création d’une réalité nouvelle que comme structure, voire condition de possibilité de celle-ci. L’imaginaire est-il une façon, dans votre écriture, d’affronter pour de bon la société moderne ?
Une des raisons pour lesquelles ces récits et ces histoires existent, raison qu’on retrouve de livre en livre, est le souci qu’ont les narrateurs de combattre le réel et de poser dans le réel des objets concrets, narratifs, imagés, qui contredisent la réalité et la subvertissent. Les personnages, écrivains, conteurs ou simples épuisés ou égarés qui prennent la parole tiennent à métamorphoser quelque chose dans leurs souvenirs, dans le passé et dans le présent : ils ont la conscience de l’insupportable. Ce qu’ils essaient de transformer par la prise de parole, c’est, en général, le souvenir des guerres et des génocides, le souvenir des échecs de l’humanisme et de la révolution égalitariste : autrement dit les racines horribles d’un présent horrible. Ils ne prétendent pas modifier le présent par une action qu’ils savent impuissante. Ils s’efforcent simplement de modifier les images qu’ils ont en tête. Ainsi Mevlido se confronte-t-il en permanence au souvenir du tragique et du ratage de l’histoire humaine, mais en ramenant cet insupportable à son expérience personnelle, au martyre de sa femme Verena Becker assassinée par des enfants soldats.
Cet univers terrible que vous créez, qui met en scène une guerre permanente de tous contre tous, a finalement des allures de décadence d’une postmondialisation avortée. La dimension politique est-elle une voie vers la critique ou s’agit-il d’un ressort dramatique ?
Tous mes romans sont éminemment politiques. Derrière la narration se place toujours une sorte de choeur d’hommes et de femmes qui disent la réalité depuis leur prison, depuis un quartier de haute sécurité où ils sont enfermés à perpétuité, hors du monde après avoir violemment tenté de le transformer. Ce choeur est soudé par une même consternation et par une même analyse radicale, égalitarisme, très politique, du monde contemporain. Si on y regarde de près, dans tous les romans que j’ai signés, cette analyse sous-tend chaque narration, chaque moment narratif, chaque image, chaque prise de parole des personnages.