Constanza Kashar, « Demain, les flammes / narrats », La Femelle du requin, n°17, hiver 2002, p. 16-25.
- Texte disponible sur le site de la revue.
- Inédit ou parodie ? (le numéro de la revue étant titré « Imposture »)
Pour mémoire :
Demain, les flammes
– Narrats –
Chaque année, c’était la même chose : les Bleus battaient les Blancs en finale et gagnaient le championnat. En demi-finale, les Bleus battaient les Bleu et Rouge, et les Blancs, les Rouge et Blanc.
En quart de finale, les Bleus battaient les Jaunes.
Arthur Sirulaïnis regardait son gobelet de café fumant sur la table de formica jaune citron. Il se sentait triste, il n’avait jamais aimé la cafétéria aux couleurs criardes, le goût du polystyrène contre la dent, la sécheresse du café trop chaud. Ce matin-là, une femme inconnue s’assit en face de lui, ce qui n’arrivait jamais. Chacun savait qui il connaissait, et quand il devait le fréquenter. Elle le fixa jusqu’à ce qu’il soit obligé de la regarder, ce qui était difficile : ses yeux ne cessaient de s’échapper vers les tables, les chaises, le sol carrelé, les murs, les néons verdâtres, les quatre horloges, quatre gros œufs blancs aux yeux noirs… Il réussit à arrêter son regard un peu au-dessus de celui de la femme, sur la ligne brisée de ses sourcils, fins, blonds. Elle était jeune ; cheveux courts, légèrement ondulés. Enfin ses yeux rencontrèrent ceux de la femme : ils n’étaient pas si durs qu’il pensait : pâles, ils brillaient, indéfinissables. Dorés ? Jaunes ?
Elle lui sourit. Sa voix claqua telle un cristal fêlé, bien qu’elle parlât bas au milieu des bruits feutrés de la cafétéria:
– Qui va gagner le championnat ?
– Les Bleus, répondit-il immédiatement (tout le monde le savait).
Le regard de la jeune femme se fit plus proche, elle pencha son corps vers lui, par-dessus la table.
– Et vous, vous voudriez que ce soit qui ?
Il jeta des coups d’oeil à droite et à gauche. Passa sa langue sur ses lèvres.
– Les Jaunes.
– Et vous trouvez ça normal que ce soit toujours les Bleus qui gagnent?
Il ne releva pas les yeux qu’il avait baissés sur son café brûlant, mais il tressaillit et resta figé, tous muscles tendus : elle venait de lui toucher l’avant-bras. C’était un souffle glacé et doux, le goût d’une de ces pastilles trouvées chez un anarchiste et qu’il avait osé avaler pendant que Slavo Kaskar grondait contre Heinrich Biritelli parce qu’il avait marché sur un mot écrit dans la poussière.
Arthur Sirulaïnis voyait les doigts longs et fins de la jeune femme sur les poils noirs de son avant-bras. Il avait peur que quelqu’un ne se rende compte.
– Vous voulez savoir quel est le vrai nom des Jaunes ?
Il haussa les épaules. Les Jaunes, c’étaient les Jaunes.
– Avant, avant que la Reine dans l’Œuf n’habite et ne décide de tout, les Jaunes s’appelaient le Football Club de Nantes. Nantes était une ville, au temps où le Monde n’était pas un, où il était séparé. Une ville de rêve au bord de rivières.
Elle répéta en allongeant le mot : Nantes, Nantes.
Ça fondait dans son esprit, sur son cœur, ça, et sa main sur son bras. Il transpirait. Ça n’allait pas du tout. En tant que membre des Brigades de la Réparation, il aurait dû être supporter des Bleus. Il le savait.
Elle le regardait toujours. Ses yeux avaient la couleur du whisky, oui, il s’en apercevait maintenant. Une fois, il en avait bu, et il avait été ivre… Tout à coup, il y eut une infinité de portes dans les yeux de la jeune femme, et elles s’ouvraient toutes en même temps. Elle avait pris sa main.
– Arthur Sirulaïnis, vous, vous pouvez faire gagner le Football Club de Nantes, si vous voulez…
Elle chuchotait si bas qu’il aurait pu prétendre ne pas avoir entendu, mais les mots s’imprimaient en lui comme si la reine elle-même les lui avait dictés.
– … vous êtes un Rêveur.
Ça, il ne l’avait pas entendu. Cela n’était pas. Cela, n’avait pas été dit. N’était pas possible. Cela, le penser, il ne pouvait. Cela.
Elle avait lâché sa main, elle s’était levée, très mince.
– Et vous ?
Elle hésita une seconde, première fois où ses yeux ivres quittèrent les siens.
– Oui.
Elle n’aurait pas pu se livrer davantage à lui, nue, pieds et poings liés, ses yeux, ses yeux qui étaient revenus. Mais ce n’était pas possible, elle mentait, les gens ne prenaient pas de tels risques.
Elle se coula entre les tables, ondoyante, leste, et disparut.
Dehors, les nuages étaient très bas, ils roulaient rapidement le long des rues, frôlant les immeubles. Certains s’attroupaient à un coin, entouraient le bâtiment, l’étouffaient.
Arthur Sirulaïnis essayait de garder la tête haute, le visage impassible, qu’on ne remarque pas qu’il pleure. Heureusement, c’était un jour de loisir, il pouvait rentrer chez lui. Et il le fallait.
2. Constanza Kaskar
Constanza Kaskar se leva en soupirant. Chaque jour, c’était plus difficile. Elle resta assise un moment sur le lit. Elle devait se presser, mais des bribes de rêve continuaient de l’attacher à sa couche, comme des bandelettes une momie. Elle revit l’image du joueur jaune qui frappait au but. Une image inhabituelle qu’il conviendrait de prolonger, pensa-t-elle. Mais faute de temps, un autre le ferait à sa place.
Elle se leva, mira son corps miraculeux dans la glace de l’armoire, imprima dans sa mémoire les cheveux blonds vaporeux, le tempétueux visage où les rides dessinaient des ravins de soleil et de pluie, les hanches et les seins lourds, la toison au creux des cuisses… comme celui d’une étrangère qu’elle aurait dû apprendre par cœur.
Un bruit dans la gaine d’aération : le chat Marco Simeone lui rendait visite. Elle se retourna pour l’accueillir, mais à peine eut-il passé la tête qu’il miaula et, au prix d’une impalpable contorsion, se retourna et s’enfuit. Elle sut alors qu’il était trop tard.
Constanza Kaskar se recroquevilla davantage autour de la botte. Tant qu’il tapait dans le ventre, ça allait. Elle avait assez de graisse pour amortir les coups, pensait-elle en essayant de s’évanouir, de se régler sur leur cadence, de sombrer. Une voix déchira les paysages qui commençaient à l’entourer. “Empêche-la de s’endormir !”. Une main la tira par les cheveux, elle dut ouvrir les yeux et croisa alors le regard funèbre du deuxième homme, celui qui se tenait en retrait, et elle reconnut ce qu’il était, et il rougit et pâlit, et son visage exprima la peur. Elle fit commettre une erreur à l’autre, elle cria : “Les romans sont des chats de gouttière !”. Celui qui la tenait hurla : “Il ne faut pas dire ces mots !”, et la frappa à la tête – lui permettant de s’endormir.
Constanza Kaskar s’éveilla en sursaut. Elle dissipa le mauvais rêve d’un soupir, et s’approcha de la fenêtre : la rosée perlait sur l’herbe qui s’étendait jusqu’aux montagnes rasées par le soleil. Elle ouvrit la porte, laissant entrer le chat. L’herbe vive ployait sous ses pieds ; elle avait un peu froid, mais elle aimait sentir la fraîcheur du jour sur sa peau nue. Le soleil dépassa la cime des montagnes et la frappa en plein. Elle renversa la tête de joie. Pendant une seconde, regrettant d’être seule, des visages d’hommes défilèrent : des révolutionnaires, aux cheveux ras, longues moustaches, dents de loup, profonds yeux noirs auxquels elle avait peur de rôtir. Puis apparut la figure de Slavo Kaskar, tel qu’il avait toujours été, barbu et anguleux, sûr de lui, nimbé de soleil. Elle se sentit gênée d’être nue, rentra dans la cabane en courant, n’eut pas le temps de passer la robe rouge posée sur le dossier d’une chaise avant que la porte du fond ne s’ouvre, sur Slavo Kaskar. Elle pleura : il la prit dans ses bras. Elle pleura sur son épaule : il lui caressa le dos. Dans sa bouche ; il lui demanda : “À quoi tu rêves ?”.
Elle se mordit les lèvres pour ne pas répondre, elle savait juste qu’il lui fallait rêver le footballeur jaune le plus loin possible. Elle ferma les yeux.
Alors Slavo Kaskar lui plaça sur les paupières un appareil qui les tirèrent et les maintinrent ouvertes. Elle se trouva attachée sur un fauteuil de bois, son corps ouvert, écarté par mille pinces de douleur, et elle fut contrainte de se réveiller définitivement, et ce fut sa fin.
Constanza Kaskar, la romancière, pensa Arthur Sirulaïnis qui l’avait arrêtée et qui la regardait.
3. Siobna O’Cuineaghan
La deuxième fois, elle l’aborda à la sortie du Siège des Brigades de la Réparation. Contrairement à la fois précédente, elle portait l’uniforme vert des Brigades de la Propreté. Il trembla. Voulut l’éviter. Elle lui parla d’une voix basse mais claire. Les nuages stagnaient très bas, à une vingtaine de mètres au-dessus des rues. Il pleuvait encore.
– Vous avez rêvé de Nantes ?
– Non ! répondit-il en accélérant. Je ne rêve jamais.
– Vous devez, dit-elle, d’une voix qui était à la fois flûte et serpent. Vous avez le pouvoir de faire gagner les Jaunes, et vous savez ce qui se passera si les Jaunes gagnent. Personne ne peut rêver autant que vous.
– Les Jaunes ne gagneront pas ! Ce sont les Bleus qui remportent le championnat. Et pourquoi voulez-vous que les Jaunes gagnent ? En tant que membre des Brigades de la Propreté, vous devriez être supporter des Verts !
Elle lui saisit le bras pour le forcer à s’immobiliser. À nouveau ce fut un frisson très doux. Ses yeux d’alcool rare ne le laissèrent pas s’arrêter sur un point précis de leur lent tourbillon.
– Ne dites pas de bêtises. Je ne suis pas membre des Brigades de la Propreté. Et vous, vous êtes bien pour les Jaunes, alors que vous devriez supporter les Bleus. Vous voyez bien que tout n’est pas à sa place… La Reine ne contrôle pas tout. Vous devez rêver de Nantes. Vous allez rencontrer une femme qui vous aidera, qui vous aidera par sa seule présence…
– Je ne veux pas rencontrer de femme ! objecta Arthur Sirulaïnis. En dehors de celle qui m’est assignée par le Centre : Martha Calloway ! ajouta-t-il pour éloigner l’anarchiste.
– Vous verrez, elle vous plaira. Vous la rêverez : elle vous rêvera dans les rues de Nantes. Elle s’appelle Siobna O’Cuineaghan.
“Siobna O’Cuineaghan !” répéta-t-elle à haute voix tandis qu’il s’éloignait rapidement.
4. Marco Simeone
Arthur Sirulaïnis rentrait chez lui, assez mal à l’aise. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas vu la jeune prophétesse aux cheveux courts, et il redoutait à chaque instant de la croiser. Redoutait et désirait. Chaque soir, il se sentait presque humilié qu’elle ne soit pas venu perturber le cours de sa vie. Et il pensait à l’autre dont le nom s’était imprimé en lui malgré ses efforts.
Il s’arrêta au coin de la rue, car à cet endroit allait se produire un accident entre une navette scolaire et une limousine volée par un délinquant juvénile. Il attendit.
La navette apparut. Au moment où elle traversait le carrefour, la limousine arriva dans un hurlement d’air, dérapa et percuta la navette qui décrivit plusieurs tonneaux pour venir s’immobiliser contre le mur de l’immeuble d’en face. Le délinquant jaillit de la limousine, un coup de feu fendit le silence, mais sa tête n’explosa pas. Il se mit à courir en zigzags. Plusieurs balles frappèrent le bitume puis le fauchèrent.
Une femme hurlait : à ses pieds, un homme perdait son sang.
“C’est sa faute, bredouillait l’agent des Brigades de la Régulation, en désignant de son arme le délinquant, il devait partir à droite, et il s’est enfui à gauche.”
Arthur Sirulaïnis hocha la tête. Tout cela l’ennuyait. Il approcha de la navette immobilisée contre le mur de l’immeuble, les roues en l’air, où, à travers les vitres, il voyait les visages ensanglantés des enfants, certains déjà morts, d’autres pas encore. Il entendit murmurer : “Absurde, tout cela est absurde…”. Son instinct de Réparateur le guida vers une jeune femme au visage semé de taches de rousseur encadré de longs cheveux noirs, qui fixait la navette d’yeux gris infiniment tristes et subversifs.
Il lui prit le coude et lui intima l’ordre de le conduire à son logement. Seuls indifférence et désenchantement passèrent dans son regard quand elle le posa sur l’uniforme des Brigades de la Réparation. Tandis qu’ils avançaient le long de rues de plus en plus vides, et aux façades de plus en plus sombres, il se demanda quelle équipe elle supportait, à quelle Brigade elle appartenait. Mais poser ces questions lui pesait, il préférait accomplir son travail de manière routinière, ce qui le conduisait à négliger les procédures les plus élémentaires, remarqua-t-il.
L’appartement de la jeune femme ressemblait au sien : une seule pièce lugubre, des trainées de rouille sur les parois, des surfaces de plastique gondolées.
Il ne mit pas longtemps à trouver les deux livres cachés dans la gaine d’aération. “Demain, les flammes et Guerriers sous la pluie, de Constanza Kaskar, lut-il d’une voix triomphale, il ne manquerait plus que vous ayez un chat !”. Elle ne réagit toujours pas, se contentant de le regarder vaguement.
– Vous ne dites rien ! insista-t-il en s’approchant.
Elle haussa les épaules, l’air absent.
– Il y en a un qui vient quelquefois…
– Comment s’appelle-t-il ?
– Je ne sais pas.
Certainement elle mentait.
– Et vous, comment vous appelez-vous ?
– Siobna O’Cuineaghan.
Arthur Sirulaïnis se détendit : le Monde allait s’effondrer et, quoi qu’il fasse, il ne l’empêcherait pas.
5. Martha Calloway
Martha Calloway regardait les murs suinter. La ville devenait de plus en plus humide. Est-ce que la Reine l’avait prévu ? De toute évidence, il y avait des choses que la Reine ne prévoyait pas. Ou alors, on n’informait pas les Citoyens de certains événements prévus.
Elle rejeta la tête en arrière, se laissa aller contre les montants de bois auxquels elle était attachée. Pensa à ce qu’elle aimait : une vallée entre les montagnes, des chevaux, un vrai vent sur la figure, des nuages hauts dans le ciel : tel que c’était écrit dans le roman de Constanza Kaskar, Demain, les flammes. La forme des chevaux qui dansaient dans sa tête restait incertaine, mais Constanza Kaskar les décrivait assez précisément, et elle pensait que ça pouvait aller.
La porte qui lui faisait face s’ouvrit et laissa entrer deux hommes : le premier, petit et mince, à la courte barbe noire taillée en pointe, semblait incrusté dans le second qui le suivait de près, énorme, sa tête carrée couronnant celle de l’autre.
Le monstre à deux têtes parla (celle du bas) :
– Vous savez pourquoi vous êtes ici, Miss Calloway.
Elle se regarda dans les glaces grêlées de noir qui couvraient les murs : à droite, un cafard traversait sa joue.
– Vous avez commis une faute, reprit la barbe, une faute qui – comme toutes les fautes – met en péril l’ordre du Monde.
Les chevaux, le vent, se força-t-elle à penser en tirant sur ses liens, car ce n’était pas agréable de se retrouver attachée sur un fauteuil en bois, nue, les jambes absurdement relevées et écartées, devant deux hommes qui vous regardaient sans pudeur.
Le petit homme passa dans son dos et actionna un dispositif invisible. Haut sur le mur d’en face, lointain et pensif, apparut le visage d’Arthur Sirulaïnis.
– Hier soir, Arthur Sirulaïnis a passé la nuit chez une autre femme que celle qui lui avait été attribuée.
Un autre visage s’afficha sur le mur, le visage d’une femme brune aux yeux mi-clos, ronds et laiteux sous la paupière. Gorgés de foutre, on aurait dit, pensa Martha Calloway avec rage.
– Hier soir, Arthur Sirulaïnis a couché avec une autre femme que vous, Martha Calloway.
Une autre image : deux corps imbriqués, la cuisse féminine qui s’écarte pour laisser entrer le corps étranger le plus profond en elle, l’accueillir à jamais, mais c’est impossible, on le sait, savait Martha Calloway, pourtant un bref instant, on en a l’espoir, et c’est ça qui fait le plaisir – mais là, bien que ce ne soit pas sa cuisse à elle, elle ne pouvait se défendre d’un sentiment de solidarité envers les deux corps.
Ils s’effacèrent ; le petit homme revint se planter face à elle.
– Quand on ne sait pas tenir sa place dans la mécanique du Monde, on la perd. Vous avez perdu toute place. Vous n’existez plus.
Elle trouva cela injuste. Il lui tourna le dos et sortit. Le géant avait baissé son pantalon. Quand il vint se placer entre ses jambes et qu’elle sentit la froideur de sa bite pousser contre elle, elle commença à crier :
– Non ! seul Arthur Sirulaïnis…
Puis elle se tut. Il lui faudrait beaucoup souffrir, et disparaître.
6. Sébastien Omont
Arthur Sirulaïnis dormait contre le corps de Siobna O’Cuineaghan qui, appuyant le livre sur l’épaule de l’homme, lisait Demain, les flammes de Constanza Kaskar.
“La révolutionnaire Héléna Romantseva releva le col de son blouson. Au fond de l’impasse, un chat précipita un couvercle de poubelle au sol, ce qui fit instantanément jaillir au bout des doigts de la jeune insurgée un pistolet aux reflets capitalistes et glacés. Héléna Romantseva conserva son calme. Elle jeta un œil funèbre à sa montre : elle avait encore deux minutes avant de servir la révolution, deux minutes pour se souvenir de la réunion qui venait de s’achever, sous une ampoule basse n’illuminant que la moitié inférieure de la cave et des visages : murs nus, caisses, porte posée sur des tréteaux, mentons et barbes, bouches d’où jaillit la parole révolutionnaire du peuple ! Voix qui s’élèvent, se dressent, s’enflamment. Voix qui pèsent les mots, les posent sous la lampe, les font admirer, puis les laissent s’envoler, plumes d’espoir ! Héléna Romantseva, à chaque mention de la Révolution, tressaille, vibre telle une locomotive avide de lâcher sa vapeur. Mais ce jour-là un tremblement s’y mêlait : une irrégularité dans le va-et-vient des bielles marquant qu’un piston était fêlé, que la mécanique tournait à vide, et que la Révolution allait bientôt se retrouver gisant dans le caniveau jarrets coupés ; la découverte d’un souffle au cœur transforme l’athlète en cadavre. Porte ton propre cercueil, pensait Héléna Romantseva. La bouche de Slavo Kaskar : “L’attentat est annulé. Le Parti a envoyé de nouvelles instructions. Aujourd’hui, l’exécution du tyran serait contre-révolutionnaire. Le Parti a conscience d’impératifs stratégiques qui nous dépassent.” Et les bouches des trois anarchistes présents qui protestent, qui accusent. Leurs dents, leurs lèvres. Et Slavo Kaskar. Et deux anarchistes se taisent, mais le troisième se baisse pour que tous voient ses yeux : “Nous avons fait alliance avec vous pour faire la Révolution. Par pour avoir peur. Nous resterons libres de tuer et d’incendier.”. Et Slavo Kaskar : “Punaise contre-révolutionnaire !” L’anarchiste quitte la pièce.
La bouche de Slavo Kaskar lui donne un ordre à elle, Héléna Romantseva. Helva Kvarnian, son amie, sa compagne de toujours, baisse la tête.
La neige tombe au fond de l’impasse. Un nouveau coup d’œil à la montre confirme qu’il est temps. Elle enfonce les mains dans son blouson, remonte la ruelle, s’engage dans la rue bondée, se glisse entre les gens, arrive au coin, là où la rue se perd dans la banquise de la place, au-delà des barrières, repère le cortège qui arrive et, au premier rang, tout contre la barrière, l’anarchiste extrémiste.
La révolutionnaire Héléna Romantseva sent les flocons lui caresser les sourcils, le nez. Elle goûte : ils sont salés. C’est ainsi qu’elle comprend qu’elle pleure. Les premiers traîneaux défilent. La foule applaudit et se presse. On distingue le véhicule royal.
L’insurgée Héléna Romantseva sort son Lüger et le pointe sur le dos de l’anarchiste contre-révolutionnaire Sébastien Omont.
Une femme qui a vu le pistolet hurle. Son cri attire le regard du roi et de la reine qui tournent la tête vers les deux terroristes. L’arme de l’anarchiste crache cinq fois, le corps du roi se disloque et s’affaisse. Le regard de la reine croise celui d’Héléna Romantseva qui tire au-dessus de l’épaule du libertaire. L’œil gauche de la reine implose en un trou rouge qui s’écoule sur le visage pâle. Le rouge de la Révolution, pense Héléna Romantseva.
Les hurlements de la foule bercent ses mouvements violents. Coups, bousculades, balles : les deux révolutionnaires s’ouvrent un chemin. Ils se jettent dans des ruelles sombres, bondissent par-dessus des tas d’ordures, se laissent porter par le souffle de la Révolution, volent sur la bombe qu’ils viennent de faire exploser. Héléna sait que la machine s’emballe, que dans peu de temps ils ne toucheront plus terre.
Ils débouchent sur la berge de la rivière gelée. Décident de la traverser, glissent, patinent, se déhanchent, éclatent de rire. L’anarchiste prend la main d’Héléna Romantseva, ils avancent avec maladresse, il lui récite un poème :
“Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !”
Ils sont au milieu de la rivière. Des coups de feu claquent sur la berge.
Il glisse, reste étendu. La glace se teinte de rouge.
Héléna Romantseva court. “La Révolution, pense-t-elle, la Révolution est immortelle.”
Siobna O’Cuineaghan referme le livre et, la tête pleine de rêves, elle s’endort.
7. Slavo Kaskar
Slavo Kaskar se tenait sur le toit de l’immeuble des Brigades de la Réparation, il pensait à Arthur Sirulaïnis, quarante-neuf étages plus bas, en train d’enterrer le corps de Martha Calloway dans les sous-sols.
Jambes écartées, phalanges croisées derrière le dos, il contemplait le Monde : à perte de vue, les toits plats d’immeubles parallépipédiques, régulièrement disposés. Un Monde d’ordre. Seuls rompaient les alignements l’ovale titanesque de l’Œuf, dont la moitié supérieure se perdait dans les nuages, plus haut que tous les gratte-ciels, et les trouées des stades, signalant par le vide les points nodaux qu’ils constituaient. Le Monde était beau, le Monde était simple.
Slavo Kaskar entendit un pas résonner derrière lui. Il se retourna. La ligne des nuages effleurait le crâne d’Arthur Sirulaïnis, qui était plus grand que lui.
Il ne lisait rien d’autre sur le visage de son subordonné que son habituelle mélancolie. Il avait toujours eu sur la figure l’expression qui n’aurait dû apparaître qu’aujourd’hui. Mais Arthur Sirulaïnis se moquait bien de Martha Calloway, se dit Slavo Kaskar en revoyant le visage pâle de Siobna O’Cuineaghan. Lui, avait versé des larmes en enterrant Constanza Kaskar. De nouveau, il tourna le dos à l’agent des Brigades de la Réparation. Se laissa aspirer par la géométrie de la forêt d’angles. Constanza, la romancière… La Reine ne la lui avait pas attribuée, il avait profité de ses activités de Réparateur pour la séduire. Sous les nuages, Constanza Kaskar courait dans l’herbe, se roulait, devant la cabane de rondins qu’il lui avait révélée à l’insu de l’Œuf. Cette herbe, ces arbres, cette cabane, la rivière, existaient si loin du Monde, que ce ne pouvaient être que des rêves, comme il les avait toujours envisagés : on rêvait un peu avant de revenir à la réalité du Monde. Mais elle, s’était détachée de lui, et il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était parce qu’il lui avait révélé qu’il y avait une vie hors du contrôle de l’Œuf, une vie de rêve ; alors que lui n’avait pu chasser la culpabilité et avait essayé de compenser ses déviances par un zèle accru. Ce qu’elle avait détesté. Jusqu’à la séparation, jusqu’à la Réparation finale.
Une seconde fois, Slavo Kaskar fit face à Arthur Sirulaïnis, qui n’avait pas bougé, respectueux.
“Chien, chien de Réparateur, pensa le mari de Constanza, va-t-en. Laisse-moi.”
– Les agents de la Brigade de la Réparation sont les hommes les plus libres du Monde, énonça-t-il. Les seuls à ne pas être entièrement déterminés par les programmes de l’Œuf. Cela impose des devoirs, des obligations sans comparaison. Or, vous avez frayé avec une femme qui ne vous était pas attribuée ! Une subversive, une anarchiste en puissance, soupçonnée d’avoir des contacts avec le chat dissident Marco Simeone !
– Tous les chats ne sont-ils pas dissidents ?
Arthur Sirulaïnis baissa les yeux. Il reprit :
– Monsieur, je suis désolé si j’ai failli à ma mission. Cette femme tenait des propos séditieux sur le lieu d’un accident. J’ai voulu essayer d’en apprendre davantage avant de l’amener au Siège des Brigades. Après, les circonstances… Mais je suis sûr que par son intermédiaire, je peux capturer le chat Marco Simeone. Laissez-moi un peu de temps, disons… jusqu’aux quarts de finale du championnat.
Slavo Kaskar le regarda : il le laisserait aimer Siobna O’Cuineaghan, croire qu’il pouvait être heureux. Ensuite, il l’écraserait.
– Disposez, dit-il.
8. Antoine Volodine
Arthur Sirulaïnis se serra dans les bras de Siobna O’Cuineaghan. Elle avait accepté de revêtir le maillot des Jaunes. Cela renforça aussi en lui ses désirs érotiques.
Il s’endormit. Il rêva.
Avec Siobna O’Cuineaghan, il se tenait dans une ville en guerre. Était-ce Nantes ? se demandait-il couché sur les irrégularités d’une barricade. Il plissa les yeux pour percer la nuit et repérer les ombres dangereuses qui auraient pu avancer du fond de la rue déserte. Les flaques martelées par la pluie jetaient des reflets traîtres. Les enseignes peintes et criblées de balles – internationalistes, décida-t-il – paraissaient vouloir transmettre des messages secrets et sages. Au fond de la rue, le panneau d’une cordonnerie se mit à cliqueter furieusement, il crut voir une ombre se glisser à ses pieds. Il appuya sur la détente de la mitrailleuse. La rue s’illumina, un hurlement se perdit dans le vent, la pluie. Des formes bougèrent, des flammes lui renvoyèrent la mort. Toute la barricade se mit à tirer : à sa droite, Helva Kvarnian, Antoine Volodine, Nino de Balboa, puis tous ses camarades internationalistes. À sa gauche, calmement, Siobna O’Cuineaghan guidait la bande de la mitrailleuse. Le noir se fit, et elle disparut.
Ensuite, il faisait jour, et deux équipes disputaient une partie de foot improvisée. Le canon tonnait dans le lointain. Le regard d’Arthur Sirulaïnis s’arrêta sur une jeune femme qui encourageait les Jaunes. Elle était mince dans son blouson d’aviateur et son pantalon à poches, elle avait les cheveux courts, et quand ses yeux de poussière ensoleillée croisèrent les siens, il la reconnut : c’était la dissidente qui lui avait annoncé qu’il rêverait. Elle fronça les sourcils et lui montra du regard Antoine Volodine qui jouait arrière droit pour les Jaunes. Il s’intéressa de nouveau au jeu, et quand Volodine intercepta un ballon, il l’encouragea : “Allez, allez, remonte ! jusqu’au bout !”. Après un relais avec un anarchiste extrémiste, Volodine marqua d’une frappe violente.
Arthur Sirulaïnis se retourna vers la jeune femme blonde. Elle lui sourit, baissa lentement les paupières.
9. Nino de Balboa
La jeune fille blonde qui avait poussé Arthur Sirulaïnis sur la pente de la dissidence marchait d’un pas rapide. Elle avait jeté sa combinaison des Brigades de la Propreté. À tout instant, elle s’était attendue à voir surgir les uniformes noirs des brigades de la Réparation. Mais non, s’était-elle dit, ils ont pris l’habitude d’avoir le temps, de laisser les anarchistes macérer dans leur jus et se détruire eux-mêmes par la certitude de la punition. Mais cette fois nous irons trop vite. Cette fois, nous avons trouvé un sacré rêveur.
Elle était rentrée chez elle. S’était rincée au lavabo. S’était couchée en boule, et elle lisait Demain, les flammes de Constanza Kaskar :
“… Slavo Kaskar leva les mains au-dessus des deux anarchistes fusillés comme s’il les bénissait : “Ainsi doivent finir les extrémistes contre-révolutionnaires. Camarades, la Révolution est achevée. Les Royalistes ont accepté de nous céder le pouvoir, nous devons maintenant mettre en place la société nouvelle. Faites confiance au Parti pour cela !” Les yeux noirs de Slavo Kaskar se fixèrent sur le mezcal de ceux d’Héléna Romantseva. La terroriste ne cilla pas ; la main posée sur la crosse de son Lüger, elle se sentait vibrer de la force indomptable de la Révolution, celle qu’elle avait sentie quand le visage de la reine s’était étoilé de rouge, quand elle avait dansé sur la glace avec le terroriste irresponsable Sébastien Omont. Helva Kvarnian avait posé la tête sur l’épaule d’Héléna Romantseva et pleurait silencieusement. Celle-ci promena son regard de liqueur sur les toits des maisons qui supportaient le ciel d’orage. Puis elle le baissa sur les deux corps : celui de gauche s’appelait Nino de Balboa, l’autre Antoine Volodine.
Demain, la ville brûlerait.”
La lectrice referma le livre. Aima son nom : Héléna Romantseva. Le répéta à voix basse. Elle perdit son regard dans l’ampoule électrique trop vive, de la même couleur que ses yeux. Bien qu’elle se sût piètre rêveuse, elle chercha le rêve. Elle envia Arthur Sirulaïnis, Siobna O’Cuineaghan et le chat Marco Simeone… le rêve viendrait demain, en même temps que la révolution.
10. Heinrich Biritelli
Heinrich Biritelli s’assit devant son transmetteur, une cannette de bière à la main, savourant à l’avance le bonheur du match. Les Bleus allaient battre les Jaunes 3-0, leur donner une leçon de réalisme et d’efficacité, une leçon que, lui, Heinrich Biritelli, l’agent des brigades de la Réparation, apprécierait tout particulièrement.
À la quatre-vingtième minute, vautré sur son canapé, il se sentait beau et léger : les Bleus menaient 2-0, et, à cette minute précise, ils allaient marquer un troisième but superbe. Le meneur de jeu des Bleus adressa une longue passe… que l’arrière-droit jaune intercepta, avant de remonter le terrain, et d’aller marquer un but non programmé.
Heinrich Biritelli resta immobile devant l’écran qu’emplissait entièrement le maillot jaune marqué du numéro 2 et du nom de dissident : Volodine. Il serra la main autour de sa bière : le Monde allait devenir beaucoup moins hospitalier.
11. Helva Kvarnian
Arthur Sirulaïnis se tourna vers les yeux gris de Siobna O’Cuineaghan, et, pour la première fois, il les vit briller comme le reflet des immeubles de béton dans les flaques, et non plus comme les immeubles eux-mêmes. Les Jaunes venaient de battre les Bleus 3-2, et rien n’était plus pareil. Dans la coupe du stade, les supporters des Jaunes commençaient à affronter ceux des Bleus, faisant voler les sièges, enflammant les écharpes adverses, libérant les nuées sèches des fumigènes qui chassaient les nuages. Au milieu de la foule hurlante, jubilant et pleurant, Arthur Sirulaïnis dit à Siobna O’Cuineaghan, qu’ils étaient libres, qu’ils ne devaient plus écouter les voix prophétiques, et qu’il devait la quitter.
Dans la rue, une multitude d’événements non-programmés s’étendaient : groupes de supporters jaunes, grenat, bleu et rouge, verts, bleu marine, jaune et rouge, orange… qui pillaient les magasins, brûlaient les limousines, combattaient les agents des Brigades de la Régulation et de la Réparation, hurlaient des slogans révolutionnaires. Un projectile murmura à l’oreille d’Arthur Sirulaïnis, il se réfugia dans un magasin où de petites flammes rampaient sur des tas de vêtements pour ouvriers ou déclassés. Il attrapa une combinaison marron, une vieille casquette de cuir, et quitta son uniforme au milieu de l’incendie qui baignait sa peau de sang.
Il courut par les rues : feu, fumées, choses brisées, inorganisées, inutiles, bandes vociférant, de plus en plus disparates, aux couleurs d’écharpe ou d’uniforme de moins en moins claires, poings dressés, drapeaux levés, rouges et noirs, mots d’ordre dissidents : “À l’Oeuf, à l’Oeuf, détruisons la Reine !”, et des chats, qu’on n’aurait jamais crus aussi nombreux qui bondissaient autour des émeutiers, et paraissaient les guider de leurs yeux fendus.
Il arriva au siège des Brigades de la Réparation, proie des flammes et dont la porte n’était gardée que par des uniformes noirs vêtant des corps étendus, coups de feu. Il se précipita dans l’immeuble et s’élança dans l’escalier de secours. À mesure qu’il montait, étage après étage, il y avait moins de fumée, moins de cadavres, moins de balles sifflant dans les cages d’escalier, moins d’émeutiers hurlant.
Au quarante-septième étage, reprenant son souffle, il vit au bout d’un couloir Heinrich Biritelli serrant le cou d’une jeune fille aux longs cheveux. Il s’approcha : le corps était pâle, les yeux cernés, la nuque brisée.
Ni Heinrich Biritelli, ni Arthur Sirulaïnis ne le savait, mais il s’agissait de la révolutionnaire Helva Kvarnian, l’amie d’Héléna Romantseva.
Heinrich Biritelli regarda Arthur Sirulaïnis et celui-ci vit ses yeux pleins de larmes.
“C’est fini, balbutia le colosse, le Monde est mort.” Son ex-coéquipier se rendit compte qu’il pleurait aussi, il appuya son front contre celui du tortionnaire, et ils partagèrent leurs larmes au-dessus du corps de la jeune fille. Au bout de quelques instants, il saisit les deux extrémités de l’écharpe bleue nouée autour du cou d’Heinrich Biritelli, et il l’étrangla. Heinrich Biritelli n’opposa aucune résistance.
12. Héléna Romantseva
Arthur Sirulaïnis déboucha sur le toit de l’immeuble des Brigades de la Réparation. Un vent violent lui rabattit sous les paupières gouttes de pluie, escarbilles, lambeaux de tissu, chair, larmes. Des colonnes de fumée noire s’enfonçaient dans les nuages. Sur le bord opposé du toit, Slavo Kaskar tournait le dos à l’attirance du vide pour faire face au pistolet d’Héléna Romantseva. De l’autre main, elle farfouillait dans un projecteur cinématographique installé à côté d’elle.
Au moment où elle prit conscience de la présence d’Arthur Sirulaïnis, elle réussissait à mettre en route le projecteur, et elle lui sourit, lui dit : “La Révolution sera poétique ou ne sera pas !”. Elle était sérieuse.
Le projecteur, puissant, était dirigé vers le ciel. Des images brûlèrent les nuages : un navire de guerre fit tourner ses canons ; un landau dévala un escalier ; Marlène Dietrich escalada à cheval un autre escalier ; un couple roula dans l’herbe à côté d’un régiment qui défilait ; des conventionnels hirsutes hurlèrent ; des cavaliers aux larges sombreros chargèrent ; une lame de rasoir trancha un œil, Héléna Romantseva déchargea son revolver sur Slavo Kaskar qui bascula dans le vide, des avions de chasse passèrent en escadrille serrée, un enfant sauta sur une barricade… Arthur Sirulaïnis prit Héléna Romantseva dans ses bras et l’embrassa sur ses yeux de miel qui se fermèrent un instant, et il baissa la fermeture éclair du blouson d’aviateur sous la pluie qui tombait de plus en plus fort et découvrit les seins. Héléna Romantseva dit : “La Révolution sera érotique ou ne sera pas”, et Arthur Sirulaïnis dit :
– À l’instant où la Révolution se produit, elle n’est plus.
Mais Héléna Romantseva répondit :
– Nous serons toujours dans cet instant.