Jean-Maurice de Montremy, « Un roman d’avenir », La Croix, 22 septembre 1990.
- Article disponible sur le site des Éditions de Minuit.
Pour mémoire :
« La scène se passe à Lisbonne, dans un climat tendu. Car ce couple n’est pas un banal couple de touristes. Elle l’appelle “ mon dogue ”. Il lui répond, sarcastique : “ ma toute charmante ”. Kurt travaille pour les services secrets d’Allemagne fédérale. Ingrid termine son existence de terroriste vaincue : bientôt elle embarquera, sous un nouveau nom, pour on ne sait quel horizon lointain. Ils s’aiment, ou du moins, ils se sont aimés, de l’amour malsain du chasseur et du chassé. La rupture faisait sans doute, dès l’origine, partie du contrat. Elle sert de cadre à cet étrange et fort roman d’Antoine Volodine (né en 1950).
Brefs, les adieux sans espoir d’Ingrid et de Kurt occupent en imagination plusieurs siècles. Ces quelques heures de la séparation se dilatent en cycles, en rêveries, en épopées. Ingrid n’est plus qu’un langage fou, une imaginatıon en boucle. Elle se tisse inlassablement des identités successives, des systèmes utopiques, des civilisations imaginaires, qui – tous – non moins inlassablement s’étouffent dans sa haine burlesque de la Realpolitik, dans son impuissance à briser le narcissisme des mythes dont elle vit et dont elle s’asphyxie. Ce sont tantôt d’éblouissantes variations sur la social-démocratie, la grande Europe molle des cités grises ; tantôt des fragments de “ shaggas ”, cycles d’une littérature imaginaire où bruissent les souvenirs des peuples vaincus de notre extrême nord jusqu’au sud lointain.
Le livre, construit avec rigueur selon la plus sinueuse des logiques, dresse ainsi dans notre vague à l’âme urbain les pans d’une époque fictive, qu’Ingrid nomme le Ile siècle. À suivre la rhétorique de la jeune femme, parfois somptueuse, parfois recuite d’imprécations, on entre peu à peu dans la poignante dérive des modernes illusions perdues. Lisbonne, dernière marge est comme un requiem pour les années 80. Avec grandeur, avec poésie, avec un humour parfois terrible, Antoine Volodine y salue le temps des gauchismes, qu’il ne regrette pas. Il fait simplement sentir quelle solitude et quel désastre moral hantent une génération pour qui la révolte fut un échec – parce que cette révolte n’était peut-être qu’un alibi, une drogue, un suprême divertissement pour tenter de s’oublier, et d’oublier que le “ système ”, quoi qu’on fasse, vous récupère…
Le terrorisme a sali la révolte. Et pourtant l’injustice, L’étouffement, la médiocrité qui nourrissaient l’insurrection restent là, sous nos yeux. La génération 90 n’a d’autre choix qu’être sage, réaliste, légère ou cynique. Ingrid appartient à un monde disparu dont Volodine signe, avec la grandeur monumentale qui convient, L’acte de décès. Mais, ce faisant, sa puissante personnalité pose les bases d’une écriture nouvelle, d’un art romanesque à venir, sans doute l’un des plus prometteurs depuis l’époque héroïque du Nouveau Roman. »