Antoine Volodine, « La littérature du murmure », p. 253-259 dans Devenirs du roman [François Bégaudeau, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, et al.], Paris : Éditions Naïve, 2007, 355 p., coll. Inculte.
- Entretien avec Jérôme Schmidt, à la page de Lutz Bassmann, reproduit sur le site des Éditions Verdier.
- Ouvrage décrit dans le site de l’éditeur, en 2009, Éditions Inculte (a changé de nom, voir notice BnF).
Pour mémoire :
Jérôme Schmidt : Dans Lisbonne, dernière marge, on peut lire une certaine définition du langage : « derrière le langage, il y a des mots, et derrière les mots, parfois il y a un code, parfois il y a une culture, parfois il y a un hurlement, parfois il n’y a rien ». Vous sentez-vous proche de cette définition ? Que devient le langage, quand derrière les mots, « il n’y a rien » ?
Antoine Volodine : Je m’en sens proche, évidemment. Ça résume tout. Ce qui est proposé au lecteur ou à la lectrice est, fondamentalement, un cri. À chacun de fouiller en soi-même pour trouver ce qui permettra de comprendre et d’aimer ce cri, et, éventuellement, de le reprendre. À chacun de trouver en soi-même les douleurs intimes, les révoltes, les peurs, les attentes d’amour et de beauté qui sont à l’origine du cri. On peut très bien prendre comme base de fonctionnement du langage post-exotique cette recherche immédiate d’une harmonie presque physique entre les narrateurs, les narratrices, et ceux et celles à qui il s’adresse et qui reçoivent leur message poétique. La recherche d’une culture commune crée une dynamique et il est vrai que le langage est, dans ce cadre, traversé de codes et de figures culturelles qui appellent le lecteur ou la lectrice à établir une passerelle de complicité ou même d’adhésion. Le langage auquel les narrateurs et les narratrices ont recours à longueur de livre est sous-tendu par cette force qui prend en compte, en même temps que la diction, sa réception. Mais parfois le cri est façonné de telle sorte qu’il connaît, dès l’origine, non seulement sa vanité, non seulement sa terrible vanité et sa terrible impuissance, mais encore la solitude dans laquelle il a été proféré. En face des mots, il n’y a personne. Le narrateur ou la narratrice ont conscience de leur solitude absolue. Leur langage dans ce cas n’est plus alimenté par l’idée d’un échange, fût-il virtuel. Il dérape alors vers des formes vides ou des formes de survie mécanique du langage. On peut alors dire que, derrière les mots, « il n’y a rien ».
Jérôme Schmidt : Vous évoquez la forme du conte enfantin comme une forme souvent négligée. Que retrouve-t-on dans cette forme ? Est-elle plus orale que le conte adulte ? Concentre-t-elle plus de possibles que d’autres formes littéraires ? A-t-elle à voir avec le domaine du rêve ?
Antoine Volodine : Pour autant que je m’en souvienne, c’est surtout dans Lisbonne, dernière marge qu’il est question de contes enfantins. Ce qui intéresse alors n’est pas leur forme, mais plutôt leur contenu. Ou plutôt les non-dits et les traces de l’inconscient collectif qu’on peut y découvrir. En analysant des contes pour enfants, les communes d’écrivains que je mets en scène dans ce livre essaient de reconstituer l’histoire de l’humanité, son passé historique totalement, artificiellement et totalitairement refoulé. De surcroît, ils s’appuient sur leur étude minutieuse pour comprendre comment fonctionne la société où ils vivent, et dont tous les mécanismes sont camouflés sous une carapace de normalité qui définit un faux réel. Les contes pour enfants ont donc là une valeur de dénonciation. Loin d’ouvrir des chemins vers des univers imaginaires, ils permettent, au contraire, d’aller vers l’inquiétante réalité. En somme, seuls les contes pour enfants ont, dans la société totalitaire que dirigent des forces cachées, valeur de document. Ils restent les dernières sources d’information fiable et ils véhiculent des vérités subversives. On est là dans une fiction tout à fait particulière et je ne crois pas qu’il faille généraliser sur les contes à partir de là. Mais, bien entendu, je distingue dans le conte enfantin en général à la fois une grande liberté dans la relation avec l’imaginaire et une grande profondeur dans la relation qu’il développe avec l’Histoire, la culture collective et les mythes. L’idée de textes qui recèlent d’importantes vérités cachées, des secrets cryptés derrière les détails d’anecdotes féériques, cette idée m’inspire et souvent me guide. Elle s’est affirmée depuis longtemps au contact d’études savantes, passionnantes, sur les contes. En ce sens, Vladimir Propp et Bruno Bettelheim prennent une part dans la naissance de l’architecture et de la méthode post-exotiques.
Jérôme Schmidt : Tous vos livres possèdent un monde poétique fort. Même si les dialogues n’y sont pas signalés, on y croise pourtant énormément de voix singulières : chaque livre parle, murmure ou hurle. Quelle dimension orale possède vos écrits ?
Antoine Volodine : Dans plusieurs écrits, comme par exemple Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, ou plus récemment Nos Animaux préférés, je raconte quelle est l’origine de ces voix. Qui parle et depuis où. Pour résumer : des hommes et des femmes, emprisonnés à vie pour avoir tenté de transformer le monde par la violence et les armes, s’échangent des bribes de livres, de récits et de poèmes qui, au final, deviennent des livres publiés sous une signature unique, hors de leurs murs, hors du monde carcéral. Chaque texte non seulement reflète l’idéologie violente à laquelle se rattachent ces surnarrateurs et surnarratrices, reflète leur imaginaire, leur parcours révolutionnaire, le chaos de leur existence, mais aussi reflète les conditions dans lesquelles le livre s’est fait : chaque ouvrage peut alors, doit alors être compris comme un ouvrage collectif. Simplement, en lieu et place de débats esthétiques et de discussions entre artistes, il n’y a eu que murmures insomniaques, répétition et transmission des paroles et des ruminations venues d’autres cellules, monologues morbides, récits de rêves, confessions à mots couverts, dialogues martelés le long des canalisations selon des codes, etc. La commune littéraire post-exotique est constituée d’hommes et de femmes à l’isolement, séparés par des murs ou par la mort. La mort en effet intervient dans le processus de la création collective. Sur ces voix de détenus se greffent les voix de ceux et de celles qui ont disparu, et auxquels les survivants rendent hommage en permanence, en prenant la parole à leur place, ou plutôt en s’effaçant pour assumer à leur place leur identité, leur poésie, leurs souffrances, leur folie, leurs cris. Cette pratique de l’hommage aux disparus hante le post-exotisme et en explique bon nombre de ses structures.
Jérôme Schmidt : Dans vos livres, ce sont les monologues, les notes éparses ou les interrogatoires qui prennent le pas, par moments, sur une narration traditionnelle. Pour vous l’interrogatoire oblige l’interrogé-victime à s’assumer en tant que narrateur. Comment utilisez-vous cette forme de l’interrogatoire dans vos livres ?
Antoine Volodine : On pourrait citer deux ou trois ouvrages dont la charpente narrative principale est un interrogatoire, ou plutôt une confrontation interrogateur/interrogé qui ne passe pas exclusivement par le dialogue : Rituel du mépris, Le Nom des singes, Le Port intérieur. Mais beaucoup plus nombreux sont les livres où apparaissent des scènes d’interrogatoire et, finalement, j’ai souvent l’impression que la structure intellectuelle de l’interrogatoire domine tous les romans post-exotiques. Même quand la situation n’est pas celle d’un échange violent et forcé de questions-réponses, une force sous-textuelle anime la logique narrative et cette force véhicule des éléments de soupçon, d’analyse soupçonnante, de scepticisme sur ce qui est exposé, et, en même temps, des éléments de diversion, de fuite poétique et de mensonge qui visent à amoindrir l’impact de ce qui est dit, à lui en retirer les vérités dangereuses. Très souvent, on est en face d’un texte qui joue à amoindrir sa propre crédibilité, comme si le narrateur ou la narratrice se donnaient le courage d’affirmer, devant un interlocuteur menaçant, que toute information obtenue de force reste mensonge ou pure prose ornementale ou, surtout, pure fiction. En produisant de la fiction, l’interrogé échappe définitivement à l’interrogateur. Et cette expérience est suffisamment forte pour qu’elle gouverne à jamais les systèmes de pensée et d’expression des détenus qui inventent des histoires, murmurent des listes de mots ou monologuent à bâtons rompus. Leurs monologues ou leurs dialogues virtuels deviennent ainsi, même loin de toute séquence d’interrogatoire brutal ou non, des moments assimilés à des « après interrogatoire » ou « avant interrogatoire ». Les fragments littéraires ou documentaires qu’ils insèrent dans l’ouvrage en cours, rompant parfois volontairement et de façon déstabilisante la continuité narrative, rappellent la technique policière de confrontation du suspect avec des documents ou des preuves. Il y a aussi, dans le cadre de l’élaboration d’un livre, des moments où les surnarrateurs et surnarratrices détenus s’interrogent eux-mêmes sur les directions que prennent leur fiction et leurs personnages. On a alors une sorte d’auto-inquisition qui, par la force de l’habitude, ne prend pas des formes lisses et paisibles. Ces interrogations sont décelables par exemple dans des chapitres qui jouent un rôle charnière, et leurs mécanismes renvoient, de toute évidence, à des souvenirs de salle de police plus qu’à des salles où sont donnés des cours de littérature.
Jérôme Schmidt : Vous dites parfois que « la lecture est une transe contrôlée ». Comment, pour un auteur, construire ce chamanisme littéraire ? Est-ce dans le domaine de la perception et de l’organique qu’a lieu cette transe à distance ?
Antoine Volodine : Il me semble me rappeler que j’ai surtout parlé de l’écriture comme transe contrôlée. Mais la lecture, oui, peut être aussi considérée sous cet angle. En particulier si on prend en compte la relation de sympathie qui fonde le geste de création post-exotique, et qui unit autour du livre et dans le livre ceux qui disent les histoires et ceux qui les écoutent. Quand il est question de littérature post-exotique, l’idée d’une transe chamanique n’est pas une boutade mondaine. C’est une idée fondamentale et une pratique. Lors de l’écriture, une plongée a lieu dans un espace flottant, indistinct, à l’intérieur duquel on pourrait observer un état altéré de la conscience, une plus grande disponibilité à être autre, à être un autre, à être ailleurs, à être à la fois ici et ailleurs. Et aussi une plus grande sensibilité à des dimensions oniriques essentielles, qui en tous sens habitent et traversent le monde. Dans cet état modifié de la conscience, idéalement, un échange peut se produire entre diseurs et auditeurs, d’inconscient à inconscient, il peut se produire grâce à des images suggérées, à un conditionnement contrôlé, à des effets littéraires, à des rythmes, et cet échange peut aboutir à un partage de rêves et de fantasmes. C’est ce qui se réalise dans la prison où sont élaborés collectivement les ouvrages. Là sont réunies les conditions d’une transe qui abolit la frontière entre créateur et récepteur. Paradoxalement, seule la sévérité abjecte de la prison autorise cet acte poétique idéal. Dans le cadre d’une lecture opérée par un lecteur ou une lectrice hors du contexte carcéral, par un lecteur ou une lectrice de librairie, les conditions d’existence du post-exotisme sont bien évidemment tout autres. Mais des traces actives sont présentes dans le texte, dans l’insistance sur certaines mentions de sonorités ou d’atmosphère, dans la construction d’un univers où règne l’incertain, dans certains rythmes. Il y a toujours quelque chose de concret, de physique dans le texte, qui vient de la manière dont est né le texte, des circonstances extraordinaires de son apparition. Aussi, quand le lecteur ou la lectrice de librairie, à l’extérieur des murs, se réapproprient le texte, ils ont des chances d’être sensibles à ces éléments particuliers, à ces artifices, à ces échos troubles, à ces appels subliminaux. Et ils peuvent atteindre quelque chose d’un peu plus intense que ce qu’on atteint lors d’une lecture silencieuse ordinaire. Je ne sais pas, en réalité, si tout cela a à voir avec le chamanisme, mais c’est ce que je leur souhaite.
Jérôme Schmidt : Vous listez également des formes littéraires inédites : « romånce », « Shaggå », « narrats », etc. Quels rôles jouent ces nouvelles formes ? Comment s’articulent-elles dans l’univers post-exotique ? Peuvent-elles s’exporter/importer dans d’autres espaces-livres dont vous n’êtes pas l’auteur ?
Antoine Volodine : Ce sont des formes qui renouvellent un peu l’organisation traditionnelle d’une œuvre romanesque. Elles se rattachent à la fois au domaine romanesque et au domaine poétique, mais surtout elles s’affirment comme ayant rompu leurs attaches culturelles avec la tradition telle qu’elle s’illustre en dehors des murs de la prison. Les surnarrateurs et surnarratrices emprisonnés fondent leur propre monde littéraire à partir d’un sentiment d’exclusion ou d’exil, qu’ils vivent quotidiennement à l’intérieur de leurs cellules, et, en même temps, à partir d’un autre exil, leur idéologie de refus radical du monde extérieur, qui puise ses racines dans leur expérience révolutionnaire inachevée et ratée, en même temps que dans une connaissance approfondie et très pessimiste de l’histoire contemporaine (du XXe siècle à aujourd’hui). Ce sentiment de rupture et d’exil se renforce au cours de ruminations de plus en plus schizophrènes au fil des années d’incarcération. Les formes littéraires qui apparaissent reflètent les conditions de leur création, nous en avons déjà parlé plus haut. Mais elles disent aussi, de façon délibérée, un dégoût et un mépris du monde extérieur. Dégoût politique, idéologique, mais, par extension, dégoût artistique, esthétique. La parole de ces hommes et de ces femmes ne se soucie pas de conquérir qui que ce soit, elle correspond à une rumination collective qui mobilise le cercle carcéral, c’est-à-dire le cercle post-exotique originel, mais aussi un cercle de sympathisants extérieurs, alertés et touchés grâce à des porte-parole et des propagandistes comme je me sens en être un. Dans un tel système, la littérature extérieure, la littérature de compétition commerciale ou la littérature académique sont pratiquement niées et deviennent une vague entité désignée par les écrivains post-exotiques comme littérature officielle. Quelle que soit leur qualité, leur intention, leur faiblesse ou leur génie, elles restent une littérature officielle, représentante d’un autre monde, porteuse des valeurs d’un autre monde. Cette perception de l’extérieur est analysée en détail dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. On s’aperçoit qu’avant tout, les écrivains post-exotiques tiennent à se démarquer des univers extérieurs, non en tant que en tant que militants pour une esthétique et des valeurs nouvelles et meilleures, mais en tant qu’étrangers à ce monde. Étrangers minoritaires, aliens ou sous-hommes réprimés et contraints à survivre culturellement dans les marges en affirmant une culture carcérale, une culture de camp, un imaginaire de camp. Ces qualificatifs sont importants car d’emblée ils expriment des attitudes artistiques qui n’ont rien à voir avec l’ambition de construire une avant-garde ou une tour d’ivoire. Les formes spécifiques dans lesquelles se reconnaissent les créateurs post-exotiques n’ont pas d’ambition littéraire autre que carcérale. Narrats, entrevoûtes, Shaggås, romånces, ne sont que les symptômes d’une étrangéité, et non des instruments qui voudraient renouveler le roman ou les techniques de l’expression narrative. En ce sens, on imagine difficilement comment ils pourraient être repris hors les murs par des écrivains de la littérature officielle. Techniquement, cela ne poserait aucun problème, car les bricolages post-exotiques n’ont à peu près rien de sorcier. Mais, sur le fond, l’imitateur resterait un malheureux écrivain officiel, un plagiaire triste. C’est un peu comme si on se fixait pour objectif d’imiter publiquement l’emprisonnement à perpétuité. Des approches sont possibles, mais le projet contient surtout une bonne dose d’absurde, et, à mon humble avis, une bonne dose d’obscénité.
Jérôme Schmidt : Vous vous définissez souvent comme le « porte-parole de plusieurs écrivains », une sorte de signature unique à plusieurs voix. Ce porte-parole, vous en l’occurrence, est celui du post-exotisme. Comment est née cette dénomination ? Qu’y incluez-vous ? Quelle a été sa gestation et son évolution ?
Antoine Volodine : La fiction post-exotique me donne une existence fictionnelle de porte-parole. Hors des murs je deviens donc une extension vivante de la fiction, défendant et expliquant cette fiction issue d’un monde de fiction. Je joue un rôle, je suis une sorte d’acteur à long terme, à perpétuité, délégué par des écrivains emprisonnés pour les représenter et assumer, dans la réalité, leurs visions et leurs œuvres. Ce n’est pas forcément toujours facile. D’une part, parce que cela oblige à une tension permanente entre imaginaire et réalité, et, disons, à un jeu dangereux qui s’ancre dans la schizophrénie, dans des attitudes schizophrènes, et, d’autre part, parce que le monde extérieur n’a pas du tout une culture prête à recevoir avec décontraction et bienveillance cette posture poétique. Il y a dans le monde extérieur une énorme résistance en face d’une affirmation d’étrangéité aussi systématique que celle dont je fais ici état. Elle est sentie comme agressive, hautaine, et même porteuse d’hostilité, dans la mesure où elle a pour référence constante une geste révolutionnaire, une radicalité bizarre, une fantasmatique liée à l’horreur des camps et à l’échec de l’histoire humaine. Ce sentiment est certainement renforcé par le fait que le post-exotisme s’exprime sans rejoindre les chemins déjà balisés et les manières conventionnelles, institutionnelles ou politiquement correctes qui sont indispensables pour être reconnu ou même perçu à l’extérieur des murs. Le post-exotisme rejette le ronron satisfait de la reconstruction d’après-guerre, il rejette le rationalisme béat des sociétés post-coloniales et néo-coloniales, il rejette toute orientation sociale-démocrate et il décrit un monde contemporain invivable et chaotique, sans rapport avec la vision globalement et hypocritement positive que véhiculent les médias occidentaux en général. En dehors de ce rôle littéraire de porte-parole qu’il est déjà fort délicat de faire accepter, c’est cette parole violente, polémique, qui pose problème à l’extérieur des murs. Je fais miennes ces positions intranquilles, je les défends et je les commente dès que je suis invité à m’exprimer. Voilà, c’est cela qui n’est pas forcément toujours facile et c’est cela qui n’est pas toujours bien compris. Défendre le post-exotisme signifie aujourd’hui, effectivement, aider à l’existence de plusieurs voix et tenter de les faire aimer. Souvent – je veux dire dans des interventions publiques comme l’est cet entretien – je nomme quelques-uns des écrivains dont la contribution à la littérature post-exotique aura été primordiale. Je le ferai de nouveau ici. Certains sont morts, d’autres en instance de départ, comme nous autres, comme tous les autres. Lutz Bassmann, Maria Clementi, Manuela Draeger, Mario Hinz, Iakoub Khadjbakiro, Elli Kronauer, Ingrid Schmitz, Maria Schrag, Sonia Velazquez. La liste est longue, elle pourrait s’étirer sur une ou deux pages. Ensemble nous avons commencé à créer ce vaste édifice dès la fin des années soixante. La première apparition du terme remonte à 1990, juste avant la parution de Lisbonne, dernière marge. Le terme alors se voulait surtout provocateur, il tenait à affirmer une différence de nature, une mise volontaire à l’écart, un refus d’être confondu avec la production saisonnière d’automne. Il manquait de clarté et il a pris sa valeur peu à peu, au fur et à mesure que des livres l’illustraient, en approfondissaient les principes et permettaient d’en éclaircir les nuances.
Jérôme Schmidt : En jouant constamment sur les points de vue de narration et les méthodes d’imbrication de « textes dans le texte », vous créez une multiplication de voix. On peut, notamment, lire nombre de préfaces, postfaces, textes-relais dans plusieurs de vos livres. Quand vous utilisez ce procédé, en préface de Slogans, un livre de Maria Soudaïeva, le lecteur vous imagine naturellement en auteur invisible… Est-ce une manière post-exotique de s’effacer ?
Antoine Volodine : Vous faites bien de mentionner Slogans et Maria Soudaïeva, car c’est exemplaire des difficultés auxquelles on se heurte quand on est porte-parole d’un ensemble littéraire fictionnel. Il se trouve que, derrière ce masque de porte-parole, délégué d’une fiction, il y a une existence réelle, avec un parcours individuel, un quotidien, de la banalité, des rencontres, des voyages. Derrière l’écran de la fiction, il y a des coulisses réelles et des personnes en chair et en os. J’ai vraiment vécu à Macau, je suis vraiment traducteur, j’ai vraiment rencontré à Macau une Russe au destin violent et étrange, qui m’a inspiré le personnage féminin de Gloria Vancouver dans Le Port intérieur. J’ai repris des exclamations poétiques qu’elle formulait pendant ses crises et je les ai insérées dans le livre. Comme elle ne voulait pas être mentionnée dans une formule de remerciement, je lui ai rendu hommage – l’hommage fait partie de la culture post-exotique, comme je l’ai expliqué tout à l’heure – en l’incluant dans la liste des personnages-écrivains du post-exotisme. Maladresse impardonnable… Mélange trop audacieux de fiction et de réalité, de mensonge littéraire et d’intime authentique… Je croyais ainsi avoir tourné la page de cette rencontre. Or, des années plus tard, j’apprends le suicide de Maria Soudaïeva et je reçois une somme poétique extraordinaire, impubliable telle quelle, que je traduis et mets en forme, ébloui, bouleversé, touché au plus profond. C’est Slogans, une œuvre qui pourrait, en effet, être agrégée à l’édifice post-exotique… si j’en avais été l’auteur et non simplement le traducteur. J’aime l’idée de l’effacement post-exotique, de la confusion sur les identités, j’aime la prolifération des hétéronymes. Mais là, non, on n’est plus dans un jeu avec des personnages. On est en face d’une poétesse fulgurante et d’une figure qui a réellement habité le réel. Maria Soudaïeva n’est pas une invention. Elle aura été une femme à la fois formidablement déviante et dévorée, et formidablement généreuse. Je suis ahuri et hanté à jamais par Slogans et par cette femme. Et je considère comme un honneur de pouvoir dire que j’ai découvert en elle une sœur d’écriture.
Jérôme Schmidt : L’univers post-exotique de vos livres est souvent sans situation géographique. Les décors, le bruissement des personnages et des lieux, rappelle souvent, par fragments, les paysages de Macau, Canton, de l’Asie du Sud Est. Quel a été l’impact dans votre littérature de vos séjours dans cette région ? La littérature slave (que vous traduisez) et chinoise vous a-t-elle beaucoup amené ?
Antoine Volodine : Le contact avec ce que l’Occident nomme exotisme m’a confirmé dans mes choix idéologiques et esthétiques. Dès ses origines, le post-exotisme avait rompu les amarres avec le réel, mais plus encore avec les références obligées du réel occidental. Tous les aspects du présent occidental, de son quotidien et de sa normalité, ont été pratiquement niés dans les premiers livres publiés, de Biographie comparée de Jorian Murgrave à Des Enfers fabuleux, au point que, à défaut d’autre chose, certains ont classé ces ouvrages dans la science-fiction. Conçus dans une ambiance carcérale, les romans post-exotiques n’ont pas de mal à s’affranchir de la réalité du monde métropolitain, qui, de plus, est contraire aux aspirations internationalistes et cosmopolites des écrivains qui prennent la parole. Pour ce qui me concerne, j’ai toujours veillé à penser et à raconter depuis des terres de rupture et des terres d’exil définitif. Macau, Canton, Hong Kong, Seoul, Taipei ou d’autres villes d’Asie sont donc tout naturellement devenus une source d’inspiration renouvelée pour des décors du quotidien, de même que les paysages mongols ou les déserts sud-américains de l’Altiplano. À partir de là ont été construits des décors dans lesquels les personnages ont le plus souvent un statut de personnes déplacées, de vagabonds, de loosers, de misérables ou de fous. Car, si le décor est vécu comme une normalité, et non comme un exotisme, les personnages ne sauraient s’y intégrer, ils y sont, comme ailleurs, étrangers par leur histoire personnelle et leur culture politique. Vous me posez une question sur mes lectures. Elles m’ont évidemment beaucoup apporté, mais plutôt dans un cadre informatif. Le contact concret, prolongé, avec l’Asie, a été beaucoup plus fort, si on parle de l’influence qu’il a pu avoir sur les fictions que j’ai mises en route. Mes séjours dans plusieurs pays m’ont appris aussi à être encore plus internationaliste et cosmopolite que ce que j’étais déjà, affectivement et idéologiquement, dès ma naissance à la vie politique consciente. J’aimerais ajouter que ma culture est une culture d’images, que ma mémoire est une mémoire d’images, et que, pour lourd qu’il soit, l’apport de la littérature reste assez relatif dans la construction post-exotique. En dehors de la littérature, en dehors aussi des expériences de voyages et de vie réelles et de celles qui m’ont été transmises par délégation ou témoignage, il faut prendre en compte également d’autres formes artistiques, en particulier le cinéma. Je ne développe pas ici ce point, mais le cinéma asiatique, chinois, coréen, hong kongais, et, j’oserais dire, le cinéma en général, ont exercé et exercent une influence de premier plan dans l’esthétique que mettent en place, livre après livre et sans s’éparpiller dans des divagations théoriques, les écrivains post-exotiques.
Jérôme Schmidt : Votre littérature évoque souvent des utopies non réalisées, les faces cachées de systèmes totalitaires en déroute. Dans ces univers politiques, le langage, comme le souligne le philosophe Jean-Pierre Faye, y est lui aussi totalitaire, il convoie l’idéologie dominante, et s’insinue pour maîtriser les masses. Votre travail, en tant qu’écrivain, est-il justement d’éviter ce langage totalitaire ? Pour cette raison, vous faut-il parfois retourner au sens premier des mots, désengagés d’idéologie ? inventer de nouveaux termes ?
Antoine Volodine : Le langage et les systèmes de représentation qui habitent la littérature post-exotique se situent à la confluence de plusieurs totalitarismes. Le premier est celui qui, en gros, correspond à une expérience historique vécue, celle de l’univers stalinien, celle des fascismes et des dictatures policières ou militaires, celle du nazisme. On part là d’une expérience réelle qui repose sur une documentation, sur la mémoire collective et des témoignages sans nombre. Ce premier domaine du totalitarisme est fantasmé par les créateurs post-exotiques, mais, autant que faire se peut dans des fantasmes, la confusion idéologique est évitée. Les analyses politiques des écrivains post-exotiques ne conçoivent pas un lieu intellectuel où puissent se rejoindre le totalitarisme soviétique et le totalitarisme nazi, par exemple. On le voit dans Dondog, dans Vue sur l’ossuaire, dans Nuit blanche en Balkhyrie et dans de nombreux autres ouvrages. Les images ne sont pas les mêmes, la mémoire n’est pas la même et les conclusions sur l’abomination ne sont pas les mêmes. Le deuxième domaine du totalitarisme est alimenté par une rumination politique et par des rêves. Il se mélange au premier de façon inextricable, mais il n’a plus pour origine une expérience attestée, vécue, ou plutôt si, mais de façon si déformée qu’on part déjà plus d’une expérience parallèle que du réel, qu’on est plus dans la fiction spéculative que dans le fantasme. Cette présence de la fiction spéculative, qui renforce l’atmosphère totalitaire du décor dans lequel évoluent les personnages, empêche la narration de fonctionner comme une simple transcription fantasmatique de l’histoire du XXe siècle et l’enrichit d’aspects fantastiques qui la délocalisent complètement, lui enlèvent toute identité trop évidente. Je pense de nouveau à Dondog, qui vers sa fin quitte un monde entièrement composé de camps, où gardiens et détenus ne sont plus différenciables, car ils ont le même statut de blattes. Mais j’ai parlé d’une confluence de plusieurs totalitarismes. Aux totalitarismes qui sont au premier plan de la fiction ou qu’on devine en fond, il faut ajouter le totalitarisme du post-exotisme lui-même, qui fonctionne en vase clos, de manière sectaire, qui définit de manière stricte ses valeurs, ses codes d’existence et ses modes de pensée et d’expression, et qui, fondamentalement, reconstruit le monde selon sa propre langue. Le post-exotisme est une poétique, certes, mais c’est aussi une pratique et un système dont il est exclu de sortir. Que ce soit par le murmure collectif ou en confiant à un porte-parole le soin de faire connaître quelques-uns de ses ouvrages, le post-exotisme convoie, lui aussi, une pensée totalitaire, et fait avancer ou simplement remue sa propre idéologie fermée, cette idéologie égalitariste, subversive, radicale, qui, dans ce cadre restreint et isolé, est dominante, et domine sans partage.
Jérôme Schmidt : Lorsque la langue se fait totalitaire, et que la diffusion des idées est restreinte, les idées circulent cachées. Cette « littérature des poubelles » que vous évoquez dans vos livres est-elle cette littérature qui résiste aux dominants ? Si la logique littéraire contemporaine se rapprochait du totalitarisme, faudrait-il en revenir à cette littérature des poubelles ?
Antoine Volodine : Ce qui est paradoxal, ou peut-être simplement difficile à admettre, c’est que ce totalitarisme post-exotique est un moyen ultime de combattre l’extérieur totalitaire. Le totalitarisme post-exotique est un totalitarisme de vaincus, de victimes, de sous-hommes et de morts. En même temps, il est porteur de valeurs de résistance et d’un idéal de libération. On peut multiplier les formules qui définissent le post-exotisme, on peut aussi se contenter d’en choisir quelques éléments et de les énumérer. Totalitarisme de la défaite, littérature des poubelles, humour du désastre, voix de sous-hommes à la lisière de la mort et de la folie, plongée en apnée dans la mémoire historique contemporaine, fuite dans l’imaginaire et dans l’image. Voilà, entre autres, ce qui se combine pour fabriquer un monde parallèle, ni vraiment à l’intérieur ni vraiment à l’extérieur des murs, dans l’intention plus générale de produire des objets qui saboteront un peu le réel. C’est une autre définition possible du post-exotisme. On pourrait donc être tenté de dire en conclusion que cette littérature est bien une forme de résistance active, concrète, une forme de lutte contre ce qui domine à l’extérieur. Mais il serait peut-être périlleux de se laisser emporter trop loin dans cette direction. D’une part, ce serait oublier qu’on reste dans la fiction, dans la littérature romanesque, et que tout ça n’est pas bien grave. Et d’autre part, et c’est une dimension dont nous n’avons pas parlé jusqu’à maintenant, les écrivains post-exotiques n’attribuent à la parole aucune efficacité politique ou sociale. Ils ne croient pas que l’on puisse transformer le monde avec des mots. Je les accompagne dans ce scepticisme. Leur expérience de la lutte armée n’a pas été concluante, c’est le moins qu’on puisse dire, mais ils n’ont pas reporté sur la poésie la confiance qu’ils avaient autrefois en leurs armes. Pour eux, la poésie n’est pas un outil susceptible d’adoucir le souvenir des abominations du passé, et ce n’est pas non plus une force capable d’agir sur le cauchemar en cours à l’extérieur. De l’autre côté des grilles, le monde évolue vers une lente catastrophe. L’humanité va dans le mur, il n’est peut-être pas très utile de se soucier du destin du livre, de la diffusion du post-exotisme ou des débats qui agitent les intellectuels. En face du naufrage, le destin de la sphère littéraire indiffère les poètes post-exotiques : leur vision égalitariste, militaire, carcérale et désolée du monde est plutôt incompatible avec celle des hommes de lettres officiels.
Jérôme Schmidt : Vos livres donnent la voix aux rampants, aux exploités, aux « hommes du dessous ». Ces points de vue articulent une vision inédite de l’humanité. Le roman traditionnel s’attarde peu sur ces personnages, sans tomber dans le misérabilisme. Au contraire, vous arrivez à créer un « humour du désastre »…
Antoine Volodine : Ce désintérêt pour les traditions littéraires en vogue à l’extérieur des murs se révèle dans tous les aspects des livres post-exotiques et apparaît de manière nette dans, par exemple, le traitement et le choix des personnages. Alors que le monde où ils évoluent est très chargé en connotations politiques, ou en circonstances qui permettraient l’apparition de héros positifs au sens réaliste socialiste du terme, les personnages principaux, en général, sont des héros de très petite envergure, des hommes et des femmes souvent brisés, défaits, malades ou morts. Dans la première série des livres publiés, de Jorian Murgrave à Lisbonne, dernière marge, les figures masculines et féminines qui occupaient le premier plan semblaient pouvoir espérer résister à leurs tortionnaires ou aux forces qui voulaient les faire parler ou les détruire. Mais dans les romans suivants et jusqu’à aujourd’hui, les narrateurs, narratrices et personnages essentiels se sont encore un peu plus affaiblis en face de l’adversité. Le post-exotisme, pendant ces vingt dernières années, a, à sa manière, accompagné l’histoire mondiale et ses rebonds, ses retournements, ses écroulements. Même si son fondement imaginaire est établi sur le passé et une rumination sur le passé, et même si son idéologie égalitariste ne varie pas, il a intégré en lui la nouvelle donne historique. De l’autre côté des murs, la page des camps s’est de nouveau ouverte, les nettoyages ethniques et les génocides se succèdent, les puissances militaro-industrielles sont maîtresses du jeu, et les forces de l’esprit sont plus que jamais au service des maîtres. Depuis leur prison, les écrivains post-exotiques sont donc encore plus qu’avant motivés pour imaginer des héros sans espérance. De Jorian Murgrave, créature quasi-invincible, on est passé à Dondog et à ses semblables, des épuisés proches de l’agonie, impuissants à agir sur le monde, doués d’une mémoire vacillante et à peine capables d’éviter l’écrasement pendant la courte durée d’un livre, le seul espace qui leur reste.
Jérôme Schmidt : Si l’on parlait de votre œuvre comme une « littérature du samizdat », y verriez-vous une bonne définition ?
Antoine Volodine : Dans son intention, la littérature des poubelles, la littérature des communes d’écrivains, ce tissu de voix et de rêves de prisonniers, d’exclus, de fous et d’Untermenschen, est proche de la littérature du samizdat. Sa réception, par un public de lecteurs et de lectrices maintenant plus large, mais qui reste un public de sympathisants, va également dans ce sens. Je trouverais néanmoins abusif, ou en tout cas impropre, de brandir cette étiquette à propos du post-exotisme. Nous parlons ici d’ouvrages publiés et diffusés dans d’excellentes conditions et il serait indécent de se répandre en jérémiades. En tant que porte-parole, je ne suis pas menacé physiquement. Les écrits du samizdat connaissaient la clandestinité, la censure et la répression. La littérature post-exotique existe à contre-courant, elle est marginalisée dans le système commercial et médiatique, mais, si on réfléchit à ce qui a abouti à cette situation, on se rend compte qu’elle l’a bien cherché. Ce n’était presque jamais le cas dans le samizdat du temps de l’URSS.