LA TERRE, A ÉMILE ZOLA
Naguère encore Émile Zola pouvait
écrire, sans soulever de récriminations sérieuses,
qu'il avait avec lui la jeunesse littéraire. Trop peu d'années
s'étaient écoulées depuis l'apparition de l'Assommoir,
depuis les fortes polémiques qui avaient consolidé les assises
du naturalisme, pour que la génération montante songeât
à la révolte. Ceux-là mêmes que lassait plus
particulièrement la répétition énervante des
clichés, se souvenaient trop de la trouée impétueuse
faite par le grand écrivain, de la déroute des romantiques.
On l'avait vu si fort, si superbement entêté,
si crâne, que notre génération malade presque tout
entière de la volonté, l'avait aimé rien que pour
cette force, cette persévérance, cette crânerie. Même
les pairs, même les précurseurs, les maîtres originaux,
qui avaient préparé de longue main la bataille, prenaient
patience, en reconnaissance des services passés.
Cependant, dès le lendemain de l'Assommoir, de
lourdes fautes avaient été commises. Il avait semblé
aux jeunes que le Maître, après avoir donné le branle,
lâchait pied à l'exemple de ces généraux de
révolution dont le ventre a des exigences que le cerveau encourage.
On espérait mieux que de coucher sur le champ de bataille ;
on attendait la suite de l'élan, on espérait de la belle
vie infusée au livre, au théâtre, bouleversant les
caducités de l'Art.
Lui, cependant, allait creusant son sillon ; il allait,
sans lassitude, et la jeunesse le suivait, l'accompagnait de ses bravos,
de sa sympathie si douce aux plus stoïques ; il allait, et les
plus vieux et les plus sagaces fermaient dès lors les yeux, voulaient
s'illusionner, ne pas voir la charrue du Maître s'embourber dans
l'ordure. Certes, la surprise fut pénible de voir Zola déserter,
émigrer à Médan, consacrant les efforts – légers
à cette époque – qu'eût demandés un organe de
lutte et d'affermissement, à des satisfactions d'un ordre infiniment
moins esthétique. N'importe ! la jeunesse voulait pardonner
la désertion physique de l'homme. Mais une désertion plus
terrible se manifestait déjà : la trahison de l'écrivain
devant son oeuvre.
Zola, en effet, parjurait chaque jour davantage son programme.
Incroyablement paresseux à l'expérimentation personnelle,
armé de documents de pacotille, ramassés par des tiers, plein
d'une enflure hugolique, d'autant plus énervante qu'il prêchait
âprement la simplicité, croulant dans des rabâchages
et des clichés perpétuels, il déconcertait les plus
enthousiastes de ses disciples.
Puis, les moins perspicaces avaient fini par s'apercevoir du
ridicule de cette soi-disant Histoire naturelle et sociale d'une famille
sous le Second Empire, de la fragilité du fil héréditaire,
de l'enfantillage du fameux arbre généalogique, de l'ignorance,
médicale et scientifique, profonde du Maître.
N'importe, on se refusait, même dans l'intimité,
à constater carrément les mécomptes. On avait des :
"Peut-être aurait-il dû...", des "Ne trouvez-vous
pas qu'un peu moins de...", toutes les timides observations de lévites
déçus, qui voudraient bien ne pas aller jusqu'au bout de
leur désillusion. Il était dur de lâcher le drapeau !
Et les plus hardis n'allaient qu'à chuchoter qu'après tout
Zola n'était pas le naturalisme et qu'on n'inventait pas l'étude
de la vie réelle, après Balzac, Stendhal, Flaubert et les
Goncourt ; mais personne n'osait l'écrire, cette hérésie.
Pourtant, incoercible, l'écoeurement s'élargissait
surtout devant l'exagération croissante des indécences, de
la terminologie malpropre des Rougon-Macquart. En vain, excusait-on
tout par ce principe émis dans une préface de Thérèse
Raquin :
Je ne sais si mon roman est moral ou immoral ; j'avoue que je ne me suis jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, c'est que je n'ai jamais songé à y mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux ; c'est que j'en ai décrit chaque scène, même les plus fiévreuses, avec la seule curiosité du savant.
On ne demandait pas mieux que de croire, et
même quelques jeunes avaient, par le besoin d'exaspérer le
bourgeois, exagéré la curiosité du savant. Mais il
devenait impossible de se payer d'arguments : la sensation nette,
irrésistible, venait à chacun, devant telle page des Rougon,
non plus d'une brutalité de document, mais d'un violent parti pris
d'obscénité. Alors, tandis que les uns attribuaient la chose
à une maladie des bas organes de l'écrivain, à des
manies de moine solitaire, les autres y voulaient voir le développement
inconscient d'une boulimie de vente, une habileté instinctive du
romancier, percevant que le gros de son succès d'éditions
dépendait de ce fait, que "les imbéciles achètent
les Rougon-Macquart, entraînés, non pas tant par leur
qualité littéraire, que par la réputation de pornographie
que la vox populi y a attachée".
Or, il est bien vrai que Zola semble excessivement préoccupé
(et ceux d'entre nous qui l'ont entendu causer ne l'ignorent pas) de la
question de vente ; mais il est notoire aussi, qu'il a vécu
de bonne heure à l'écart et qu'il a exagéré
la continence, d'abord par nécessité, ensuite par principe.
Jeune, il fut très pauvre, très timide, et la femme, qu'il
n'a point connue à l'âge où l'on doit la connaître,
le hante d'une vision évidemment fausse. Puis, le trouble d'équilibre
qui résulte de sa maladie rénale contribue sans doute à
l'inquiéter outre mesure de certaines fonctions, le pousse à
grossir leur importance. Peut-être Charcot, Moreau (de Tours) et
ces médecins de la Salpêtrière qui nous firent voir
leurs coprolaliques pourraient-ils déterminer les symptômes
de son mal... Et, à ces mobiles morbides, ne faut-il pas ajouter
l'inquiétude, si fréquemment observée chez les misogynes,
de même que chez les tout jeunes gens, qu'on ne nie leur compétence
en matière d'amour ?...
Quoi qu'il en soit, jusqu'en ces derniers temps encore, on
se montrait indulgent ; les rumeurs craintives s'apaisaient devant
une promesse : la Terre. Volontiers espérait-on la lutte
du grand littérateur avec quelque haut problème, et qu'il
se résoudrait à abandonner un sol épuisé. On
aimait se représenter Zola vivant parmi les paysans, amassant des
documents personnels, intimes, analysant patiemment des tempéraments
de ruraux, recommençant enfin le superbe travail de l'Assommoir.
L'espoir d'un chef-d'oeuvre tenait tout le monde en silence. Certes, le
sujet simple et large promettait des révélations curieuses.
La Terre a paru. La déception a été
profonde et douloureuse. Non seulement l'observation est superficielle,
les trucs démodés, la narration commune et dépourvue
de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée
encore, descendue à des saletés si basses que, par instants,
on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu
au fond de l'immondice.
Eh bien ! cela termine l'aventure. Nous répudions
énergiquement cette imposture de la littérature véridique,
cet effort vers la gauloiserie mixte d'un cerveau en mal de succès.
Nous répudions ces bonshommes de rhétorique zoliste, ces
silhouettes énormes, surhumaines et biscornues, dénuées
de complication, jetées brutalement, en masses lourdes, dans des
milieux aperçus au hasard des portières d'express. De cette
dernière oeuvre du grand cerveau qui lança l'Assommoir
sur le monde, de cette Terre bâtarde, nous nous éloignons
résolument, mais non sans tristesse. Il nous poigne de repousser
l'homme que nous avons trop fervemment aimé.
Notre protestation est le cri de probité, le dictamen
de conscience de jeunes hommes soucieux de défendre leurs oeuvres,
– bonnes ou mauvaises, – contre une assimilation possible aux aberrations
du Maître. Volontiers nous eussions attendu encore, mais désormais
le temps n'est plus à nous : demain il serait trop tard. Nous
sommes persuadés que la Terre n'est pas la défaillance
éphémère du grand homme, mais le reliquat de compte
d'une série de chutes, l'irrémédiable dépravation
morbide d'un chaste. Nous n'attendons pas de lendemain aux Rougon :
nous imaginons trop bien ce que vont être les romans sur les chemins
de fer, sur l'armée, le fameux arbre généalogique
tend ses bras d'infirme sans fruits désormais.
Maintenant, qu'il soit bien dit une fois de plus que, dans
cette protestation, aucune hostilité ne nous anime. Il nous aurait
été doux de voir le grand homme poursuivre paisiblement sa
carrière. La décadence même de son talent n'est pas
le motif qui nous guide, c'est l'anomalie compromettante de cette décadence.
Il est des compromissions impossibles : le titre de naturaliste, spontanément
accolé à tout livre puisé dans la réalité,
ne peut plus nous convenir. Nous ferions bravement face à toute
persécution pour défendre une cause juste ; nous refusons
de participer à une dégénérescence inavouable.
C'est le malheur des hommes qui représentent une doctrine,
qu'il devient impossible de les épargner le jour où ils compromettent
cette doctrine. Puis, que ne pourrait-on dire à Zola, qui a donné
tant d'exemples de franchise, même brutale ? N'a-t-il pas chanté
le struggle for life, et le struggle sous sa forme niaise,
incompatible avec les instincts d'une haute race, le struggle autorisant
les attaques violentes ? "Je suis une force", criait-il,
écrasant amis et ennemis, bouchant aux survenants la brèche
qu'il avait lui-même ouverte.
Pour nous, nous repoussons l'idée d'irrespect, pleins
d'admiration pour le talent immense qu'a souvent déployé
l'homme. Mais est-ce notre faute si la formule célèbre :
"un coin de nature vu à travers un tempérament"
se transforme, à l'égard de Zola, en "un coin de nature
vu à travers un sensorium morbide", et si nous avons
le devoir de porter la hache dans ses oeuvres ? Il faut que le jugement
public fasse balle sur la Terre, et ne s'éparpille pas, en
décharge de petit plomb, sur les livres sincères de demain.
Il est nécessaire que, de toute la force de notre jeunesse
laborieuse, de toute la loyauté de notre conscience artistique,
nous adoptions une tenue et une dignité, en face d'une littérature
sans noblesse, que nous protestions au nom d'ambitions saines et viriles,
au nom de notre culte, de notre amour profond, de notre suprême respect
pour l'Art !