Écrit le 22 mars 1871.
Fiez-vous donc au nom des rues et à leur physionomie doucereuse !... Lorsque après avoir enjambé barricades et mitrailleuses, je suis arrivé là-haut derrière les moulins de Montmartre et que j'ai vu cette petite rue des Rosiers, avec sa chaussée de cailloux, ses jardins, ses maisons basses, je me suis cru transporté en province, dans un de ces faubourgs paisibles où la ville s'espace et diminue pour venir mourir à la lisière des champs. Rien devant moi qu'une envolée de pigeons et deux bonnes soeurs en cornette frôlant timidement la muraille. Dans le fond, la tour Solférino, bastille vulgaire et lourde, rendez-vous des dimanches de banlieue, que le siège a rendue presque pittoresque en en faisant une ruine.
À mesure qu'on avance, la rue s'élargit, s'anime un peu. Ce sont des tentes alignées, des canons, des fusils en faisceaux ; puis sur la gauche, un grand portail devant lequel des gardes nationaux fument leurs pipes. La maison est en arrière et ne se voit pas de la rue. Après quelques pourparlers, la sentinelle nous laisse entrer... C'est une maison à deux étages, entre cour et jardin, et qui n'a rien de tragique. Elle appartient aux héritiers de M. Scribe...
Sur le couloir qui mène de la petite cour pavée au jardin, s'ouvrent les pièces du rez-de-chaussée, claires, aérées, tapissées de papier à fleurs. C'est là que l'ancien Comité central tenait ses séances. C'est là que, dans l'après-midi du 18, les deux généraux furent conduits et qu'ils sentirent l'angoisse de leur dernière heure, pendant que la foule hurlait dans le jardin et que les déserteurs venaient coller leurs têtes hideuses aux fenêtres, flairant le sang comme des loups ; là enfin qu'on rapporta les deux cadavres et qu'ils restèrent exposés pendant deux jours.
Je descends, le coeur serré, les trois marches qui mènent au jardin ; vrai jardin de faubourg, où chaque locataire a son coin de groseilliers et de clématites séparés par des treillages verts avec des portes qui sonnent... La colère d'une foule a passé là. Les clôtures sont à bas, les bordures arrachées. Rien n'est resté debout qu’un quinconce de tilleuls, une vingtaine d'arbres fraîchement taillés, dressant en l'air leurs branches dures et grises, comme des serres de vautour. Une grille de fer court derrière en guise de muraille, et laisse voir au loin la vallée, immense, mélancolique, où fument de longues cheminées d'usines. Les choses s'apaisent comme les êtres. Me voilà sur la scène du drame, et cependant j'ai peine à en ressaisir l'impression. Le temps est doux, le ciel très clair. Ces soldats de Montmartre qui m'entourent ont l'air bon enfant. Ils chantent, ils jouent au bouchon. Les officiers se promènent de long en large en riant. Seul, un grand mur, troué par les balles, et dont la crête est tout émiettée, se lève comme un témoin et me raconte le crime. C'est contre ce mur qu'on les a fusillés.
Il paraît qu'au dernier moment le général Lecomte, ferme et résolu jusqu'alors, sentit son courage défaillir. Il essaya de lutter, de s'enfuir, fit quelques pas dans le jardin en courant, puis, ressaisi tout de suite, secoué, traîné, bousculé, tomba sur ses genoux et parla de ses enfants :
"J'en ai cinq", disait-il en sanglotant.
Le coeur du père avait crevé la tunique du soldat. Il y avait des pères aussi dans cette foule furieuse : à son appel déchirant quelques voix émues répondirent ; mais les implacables déserteurs ne voulaient rien entendre :
"Si nous ne le fusillons pas aujourd'hui, il nous fera fusiller demain."
On le poussa contre la muraille. Presque aussitôt un sergent de la ligne s'approcha de lui :
"Général, lui dit-il, vous allez nous promettre..." Et tout à coup, changeant d'idée, il fit deux pas en arrière et lui déchargea son chassepot en pleine poitrine. Les autres n'eurent plus qu'à l'achever.
Clément Thomas, lui, ne faiblit pas une minute. Adossé au même mur que Lecomte, à deux pas de son cadavre, il fit tête à la mort jusqu'au bout et parla très noblement. Quand les fusils s'abaissèrent, il mit, par un geste instinctif, son bras gauche devant sa figure, et ce vieux républicain mourut dans l'attitude de César... À la place où ils sont tombés, contre ce mur froid et nu comme la plaque d'un jardin de tir, quelques branches de pêcher s'étalent encore en espalier, et, dans le haut, s'ouvre une fleur hâtive, toute blanche, que les balles ont épargnée, que la poudre n'a pas noircie...
... En sortant de la rue des Rosiers, par ces routes silencieuses qui s'échelonnent au flanc de la Butte pleine de jardins et de terrasses, je gagne l'ancien cimetière de Montmartre, qu'on a rouvert depuis quelques jours pour mettre les corps des deux généraux. C'est un cimetière de village, nu, sans arbres, tout en tombeaux. Comme ces paysans rapaces qui en labourant leurs champs font disparaître chaque jour un peu du chemin de traverse, la mort a tout envahi, même les allées. Les tombes montent les unes sur les autres. Tout est comble. On ne sait où poser les pieds.
Je ne connais rien de triste comme ces anciens cimetières. On y sent tant de monde, et l'on n'y voit personne. Ceux qui sont là ont l'air d'être deux fois morts.
... "Qu'est-ce que vous cherchez ?" me demande une espèce de jardinier, fossoyeur, en képi de garde national, qui raccommode un entourage.
Ma réponse l'étonne. Il hésite un moment, regarde autour de lui, puis, baissant la voix :
"Là-bas, me dit-il, à côté de la capote."
Ce qu'il appelle la capote, c'est une guérite en tôle vernie abritant quelques verroteries fanées et de vieilles fleurs en filigrane... À côté, une large dalle nouvellement descellée. Pas de grille, pas d'inscription. Rien que deux bouquets de violettes, enveloppés de papier blanc, avec une pierre posée sur leurs tiges pour que le grand vent de la Butte ne les emporte pas... C'est là qu'ils dorment côte à côte. C'est dans ce tombeau de passage qu'en attendant de les rendre à leurs familles, on leur a donné un billet de logement, à ces deux soldats.
Écrit pendant la Commune.
Un des derniers jours du mois de mars, nous étions cinq ou six attablés devant le café Riche, à regarder défiler les bataillons de la Commune. On ne se battait pas encore, mais on avait déjà assassiné rue des Rosiers, place Vendôme, à la préfecture de police. La farce tournait au tragique, et le Boulevard ne riait plus.
Serrés autour du drapeau rouge, la musette de toile en sautoir, les communeux marchaient d'un pas résolu dans toute la largeur de la chaussée, et de voir ce peuple en armes, si loin des quartiers du travail, ces cartouchières serrées autour des blouses de laine, ces mains d'ouvriers crispées sur les crosses des fusils, on pensait aux ateliers vides, aux usines abandonnées... Rien que ce défilé ressemblait à une menace. Nous le comprenions tous, et les mêmes pressentiments tristes, mal définis, nous serraient le coeur.
À ce moment, un grand cocodès indolent et bouffi, bien connu de Tortoni à la Madeleine, s'approcha de notre table. C'était un des plus tristes échantillons de l'élégant du dernier Empire, mais un élégant de seconde main qui n'a jamais fait que ramasser sur le boulevard toutes les originalités de la haute gandinerie, se décolletant comme Lutteroth, portant des peignoirs de femme comme Mouchy, des bracelets comme Narishkine, gardant pendant cinq ans sur sa cheminée une carte de Grammont-Caderousse ; avec cela maquillé comme un vieux cabot, le parler avachi du Directoire : Pa’ole d'honneu’... Bonjou' ma'ame, tout le crottin du Tatters-hall à ses bottes, et juste assez de littérature pour signer son nom sur les glaces du café Anglais, ce qui ne l'empêchait pas de se donner pour très fort en théologie et de promener d'un cabaret à l'autre cet air dédaigneux, fatigué, revenu de tout, qui était le suprême chic d'alors.
Pendant le siège, mon gaillard s'était fait attacher à je ne sais plus quel état-major, – histoire de mettre à l'abri ses chevaux de selle, – et l'on apercevait de temps en temps sa silhouette dégingandée paradant aux abords de la place Vendôme avec tous les beaux messieurs de plastron doré : depuis, je l'avais perdu de vue. De le retrouver là tout à coup au milieu de l'émeute, toujours le même dans ce Paris bouleversé, cela me fit l'effet à la fois lugubre et comique d'un vieux shapka du premier Empire, faisant en plein boulevard moderne son pèlerinage du 5 mai. On n'en avait donc pas fini avec cette race de petits-crevés ! Il en restait donc encore !... En vérité, je crois que si l'on m'eût donné à choisir, j'aurais préféré ces enragés de la Commune qui montaient aux remparts un croûton de pain au fond de leur sac de toile. Ceux-là du moins avaient quelque chose dans la tête, un idéal vague, fou, qui flottait au-dessus d'eux et prenait des teintes farouches aux plis de ce haillon rouge pour lequel ils allaient mourir. Mais lui, ce grelot vide, cette cervelle en mie de pain...
Justement, ce jour-là, notre homme était plus fade, plus indolent, plus pourri de chic que jamais. Il vous avait un petit chapeau saison de bains à rubans bleus, la moustache empesée, les cheveux à la russe, une jaquette trop courte qui laissait tout à l'air, et pour s'achever, menait en laisse au bout d'une ganse de soie un petit havanais de catin, gros comme un rat, perdu dans son poil, l'air ennuyé et fatigué comme son maître. Ainsi fait, il se planta languissamment devant notre table, regarda les communeux défiler, dit je ne sais qelle niaiserie, puis avec un dandinement, un abandon inimitables, il nous déclara positivement que ces gens-là commençaient à lui échauffer les oreilles, et qu'il allait de ce pas "offrir son épée à l'amiral !..." C'était dit, c'était lancé. Lasouche ni Priston n'ont jamais rien trouvé de plus comique... Là-dessus il fit un demi-tour et s'éloigna tout alangui, avec son petit chien maussade.
Je ne sais pas s'il offrit, en effet, son épée à l'amiral, mais, en tout cas, M. Saisset n'en fit pas grand usage, car huit jours après, le drapeau de la Commune flottait sur toutes les mairies, les ponts-levis étaient hissés, la bataille engagée partout, et d'heure en heure on voyait les trottoirs s'élargir, les rues devenir désertes... Chacun se sauvait comme il pouvait, dans des voitures de maraîchers, dans les fourgons des ambassades. Il y en avait qui se déguisaient en mariniers, en chauffeurs, en hommes d'équipe. Les plus romanesques franchissaient le rempart la nuit avec des échelles de corde. Les plus hardis se mettaient à trente pour prendre une porte d'assaut ; d'autres, plus pratiques, s’en tiraient tout bonnement avec une pièce de cent sous. Beaucoup suivaient les corbillards et s'en allaient dans la banlieue, errant à travers prés avec des parapluies et des chapeaux de soie, noirs de la tête aux pieds comme des huissiers de campagne. Une fois dehors, tous ces Parisiens se regardaient en riant, respiraient, gambadaient, faisaient la nique à Paris ; mais la nostalgie de l'asphalte les prenait bien vite, et cette émigration, qui commençait en école buissonnière, devenait lourde et triste comme de l'exil.
Tout préoccupé de ces idées d'évasion, je suivais un matin la rue de Rivoli sous une pluie battante, quand je fus arrêté par une figure de connaissance. À cette heure-là, il n'y avait guère dans la rue que des balayeuses qui rangeaient la boue par petits tas luisants le long des trottoirs, et des files de tombereaux que des boueux remplissaient au fur et à mesure... Horreur ! c'est sous la blouse crottée d'un de ces hommes que je reconnus mon cocodès, et bien déguisé !... un feutre tout déformé, un foulard en corde autour du cou, le large pantalon que les ouvriers de Paris appellent (pardon) une salopette ; tout cela mouillé, passé, fripé, noyé sous une couche de vase que le malheureux ne trouvait pas encore assez épaisse, car je le surpris piétinant au milieu des flaques et s'en envoyant jusque dans les cheveux. C'est même cet étrange manège qui me l'avait fait remarquer.
"Bonjour, vicomte", lui dis-je tout bas en passant. Le vicomte pâlit sous ses éclaboussures, regarda très effrayé autour de lui ; puis, voyant tout le monde occupé, il reprit un peu d'assurance et me raconta qu'il n'avait pas voulu mettre son épée (toujours son épée !) au service de la Commune, et que le frère de son maître d'hôtel, entrepreneur des boues de Montreuil, lui avait heureusement procuré ce moyen de sortir de Paris... Il ne put pas m'en dire plus long. Les voitures étaient pleines, le convoi s'ébranlait. Mon homme n'eut que le temps de courir à son attelage, prit la file, fit claquer son fouet, et dia ! hue ! le voilà parti... L'aventure m'intéressait. Pour en voir la fin, je suivis de loin les tombereaux jusqu'à la porte de Vincennes.
Chaque homme marchait à côté de ses chevaux, le fouet en main, menant l'attelage par une longe de cuir. Pour lui rendre la besogne plus facile, on avait mis le vicomte le dernier ; et c'était pitié de voir le pauvre diable s'efforcer de faire comme les autres, imiter leur voix, leur allure, cette allure tassée, voûtée, somnolente, qui se berce au roulement des roues, se règle sur le pas des bêtes très chargées. Quelquefois on s'arrêtait pour laisser passer des bataillons qui descendaient du rempart. Alors il vous prenait un air affairé, jurait, fouettait, se faisait aussi charretier que possible, puis de loin en loin le cocodès reparaissait. Ce boueux regardait les femmes. Devant une cartoucherie de la rue de Charonne, il s'arrêta un moment pour voir des ouvrières qui entraient. L'aspect du grand faubourg, tout ce grouillement de peuple semblait aussi l'étonner beaucoup. Cela se sentait aux regards effarés qu'il jetait de droite et de gauche, comme s'il arrivait en pays inconnu...
Et pourtant, vicomte, ces longues rues qui mènent à Vincennes, vous les aviez parcourues bien souvent par des beaux dimanches de printemps et d'automne, quand vous reveniez des courses, la carte verte au chapeau, le sac de cuir en bandoulière, en faisant "hep !" du bout du fouet... Mais alors vous étiez si haut perché sur votre phaéton, il y avait autour de vous un tel fouillis de fleurs, de rubans, de boucles, de voiles de gaze, toutes ces roues qui se frôlaient vous enveloppaient d'une poussière si lumineuse, si aristocratique, que vous ne voyiez pas les fenêtres sombres s'ouvrant à votre approche, les intérieurs d'ouvriers où juste à cette heure-là on se mettait à table ; et quand vous aviez passé, quand cette longue traînée de vie luxueuse, de soies claires, d'essieux brillants, de chevelures voyantes, disparaissait vers Paris, emportant avec elle son atmosphère dorée, vous ne saviez pas combien le faubourg devenait plus noir, le pain plus amer, l'outil plus lourd, ni ce que vous laissiez là de haine et de colère...
... Une volée de jurons et de coups de fouet coupa court à mon soliloque. Nous arrivions à la porte de Vincennes. On venait de baisser le pont-levis, et dans le demi-jour, les flots de pluie, cet encombrement de charrettes qui se pressaient, de gardes nationaux visitant les permis, j'aperçus mon pauvre vicomte se débattant avec ses trois grands chevaux, qu'il essayait de faire tourner. Le malheureux avait perdu la file. Il jurait, il tirait sur sa longe, suait à grosses gouttes. Je vous réponds qu'il n'avait plus l'air alangui... Déjà les communeux commençaient à le remarquer. On faisait cercle, on riait : la position devenait mauvaise... Heureusement le maître charretier vint à son secours, lui arracha la bride des mains en le bousculant, puis d'un grand coup de fouet enleva l'attelage qui franchit le pont au galop, avec le vicomte derrière, courant et barbotant. La porte passée, il reprit sa place, et le convoi se perdit dans les terrains vagues qui longent les fortifications.
C'était vraiment une piteuse sortie. Je regardais cela du haut d'un talus ; ces champs de plâtras où les roues s'embourbaient, ce gazon fangeux et rare, ces hommes courbés par l'averse, cette file de tombereaux marchant pesamment comme des corbillards... On aurait dit un enterrement honteux, tout le Paris du bas-empire qui s'en allait noyé dans sa boue.
Écrit pendant la Commune.
Après la prise de Pékin et le pillage du palais d'Été par les troupes françaises, lorsque le général Cousin-Montauban vint à Paris se faire baptiser comte de Palikao, il distribua dans la société Parisienne, en guise de dragées de baptême, les merveilleux trésors de jade et de laque rouge dont ses fourgons revenaient chargés, et pendant toute une saison il y eut aux Tuileries et dans quelques salons privilégiés une grande exhibition de chinoiseries.
On allait là comme à une vente de cocotte ou à une conférence de l'abbé Bauer. Je vois encore, dans le demi-jour des pièces un peu abandonnées où ces richesses étaient étalées, les petites Frou-Frou à gros chignons se pressant, s'agitant parmi les stores de soie bleue à fleurs d'argent, les lanternes de gaze ornées de houppes et de clochettes d'émail, les paravents de corne transparente, les grands écrans de toile couverts de sentences peintes, tout cet encombrement de riens précieux, si bien faits pour la vie immobile des femmes aux petits pieds. On s'asseyait sur les fauteuils de porcelaine, on fouillait les coffres de laque, les tables à ouvrage à dessins d'or ; on essayait pour jouer les crêpes de soie blanche, les colliers de perles de Tartarie ; et c'étaient de petits cris d'étonnement, des rires étouffés, une cloison de bambou qu'on renversait avec sa traîne, et puis sur toutes les lèvres ce mot magique de palais d'Été qui courait comme une brise d'éventail, ouvrant à l'imagination je ne sais quelles féeriques avenues d'ivoire blanc et de jaspe fleuri.
Cette année, la société de Berlin, de Munich, de Stuttgart, a eu, elle aussi, des exhibitions du même genre. Voilà plusieurs mois déjà que les fortes dames d'outre-Rhin poussent des "mein Gott" d'admiration devant les services de Sèvres, les pendules Louis XVI, les salons blanc et or, les dentelles de Chantilly, les caisses d'oranger, de myrte et d'argenterie que les innombrables Palikao de l'armée du roi Guillaume ont cueillis aux environs de Paris dans le pillage de nos palais d'été.
Car, eux, ils ne se sont pas contentés d'en piller un. Saint-Cloud, Meudon – ces jardins du Céleste Empire – ne leur ont pas suffi. Nos vainqueurs sont entrés partout ; ils ont tout raflé, tout saccagé, depuis les grands châteaux historiques, qui gardent, dans la fraîcheur de leurs pelouses vertes et de leurs arbres de cent ans, un petit coin de France, jusqu'à la plus humble de nos maisonnettes blanches ; et maintenant, tout le long de la Seine, d'une rive à l'autre, nos palais d'été grands ouverts, sans toits, sans fenêtres, se montrent leurs murailles nues et leurs terrasses découronnées.
C'est surtout du côté de Montgeron, de Draveil, de Villeneuve-Saint-Georges, que la dévastation a été effroyable. S. A. R. le prince de Saxe travaillait par là-bas avec sa bande, et il paraît que l'Altesse a bien fait les choses. Dans l'armée allemande on ne l'appelle plus que "le voleur". En somme, le prince de Saxe me fait l'effet d'être un podestat sans illusions, un esprit pratique qui s'est très bien rendu compte qu'un jour ou l'autre l'ogre de Berlin ne ferait qu'une bouchée de tous les Petit-Poucet de l'Allemagne du Sud, et il a pris ses précautions en conséquence. À présent, quoi qu'il arrive, monseigneur est à l'abri du besoin. Le jour où on le cassera aux gages, il pourra, à son choix, ouvrir une librairie française à la foire de Leipzig, se faire horloger à Nuremberg, facteur de pianos à Munich, ou brocanteur à Francfort-sur-le-Mein. Nos palais d'été lui ont fourni les moyens de tout cela, et voilà pourquoi il a mené le pillage avec tant d'entrain.
Ce que je m'explique moins, par exemple, c'est la rage que Son Altesse a mise à dépeupler nos faisanderies et nos garennes, à ne pas laisser gros comme rien de plume et de poil dans nos bois...
Pauvre forêt de Sénart, si paisible, si bien tenue, si fière de ses petits étangs à poissons rouges, de ses gardes-chasse en habit vert ! Comme ils se sentaient bien chez eux, tous ces chevreuils, tous ces faisans de la Couronne ! Quelle bonne vie de chanoines ! Quelle sécurité !... Quelquefois, dans le silence des après-midi d'été, vous entendiez un frôlement de bruyère, et tout un bataillon de faisanneaux défilait en sautillant entre vos jambes, pendant que, là-bas, au bout d'une allée couverte, deux ou trois chevreuils se promenaient paisiblement de long en large, comme des abbés dans un jardin de séminaire. Allez donc tirer des coups de fusil à des innocents pareils !
Aussi les braconniers eux-mêmes s'en faisaient un scrupule, et le jour de l'ouverture de la chasse, lorsque M. Rouher ou le marquis de la Valette arrivaient avec leurs invités, le garde général – j'allais dire le metteur en scène – désignait d'avance quelques poules faisanes hors d'âge, quelques vieux lièvres chevronnés, qui allaient attendre ces messieurs au rond-point du Grand-Chêne et tombaient sous leurs coups avec grâce en criant : "Vive l'Empereur !" C'est tout ce qu'on tuait de gibier dans l'année.
Vous pensez quelle stupeur, les malheureuses bêtes, quand deux ou trois cents rabatteurs en bérets crasseux sont venus un matin se ruer sur leurs tapis de bruyères roses, dérangeant les couvées, renversant les clôtures, s'appelant d'une clairière à l'autre dans une langue barbare, et qu'au fond de ces taillis mystérieux où Mme de Pompadour venait épier le passage de Louis XV, on a vu luire les sabretaches et les casques pointus de l'état-major saxon ! En vain les chevreuils essayaient de fuir, en vain les lapins effarés levaient leurs petites pattes frémissantes en criant : "Vive Son Altesse Royale le prince de Saxe !" le dur Saxon ne voulait rien entendre, et pendant plusieurs jours de suite le massacre a continué. À cette heure, tout est fini ; le grand et le petit Sénart sont vides. Il n'y reste plus que des geais et des écureuils, auxquels les fidèles vassaux du roi Guillaume n'ont pas osé toucher, parce que les geais sont blanc et noir aux couleurs de la Prusse, et que la fourrure des écureuils est de ce marron fauve si cher à M. de Bismarck.
Je tiens ces détails du père La Loué, vrai type du forestier de Seine-et-Oise, avec son accent traînard, son air madré, ses petits yeux clignotant dans un masque couleur de terre. Le bonhomme est si jaloux de ses fonctions de garde, il invoque si souvent et à tout propos les cinq lettres cabalistiques flamboyant sur le cuivre de sa plaque, que les gens du pays l'ont surnommé le père La Loi, La Loué, pour parler comme en Seine-et-Oise. Lorsqu'au mois de septembre nous vînmes nous enfermer dans Paris, le vieux La Loué enterra ses meubles, ses hardes, envoya sa famille au loin, et resta pour attendre les Prussiens.
"Je connais ma forêt, disait-il en brandissant sa carabine... qu'ils viennent m'y chercher !"
Là-dessus nous nous séparâmes... Je n'étais pas sans inquiétude sur son compte. Souvent, pendant ce dur hiver, je me figurais ce pauvre homme tout seul dans la forêt, obligé de se nourrir de racines, n'ayant pour se garer du froid qu'une blouse de toile avec sa plaque par-dessus. Rien que d'y penser, j'en avais la chair de poule.
Hier matin, je l'ai vu arriver chez moi, frais, gaillard, engraissé, avec une belle lévite neuve, et toujours la fameuse plaque reluisant sur sa poitrine comme un bassin de barbier. Qu'a-t-il fait tout ce temps-là ? Je n'ai pas osé le lui demander ; mais il n’a pas l'air d'avoir trop souffert... Brave père La Loué ! Il savait si bien sa forêt ! Il y aura promené le prince de Saxe.
C’est peut-être une mauvaise pensée que j'ai là mais je connais mes paysans, et je sais ce dont ils sont capables... Le vaillant peintre Eugène Leroux – blessé dans une de nos premières sorties et soigné quelque temps chez des vignerons de la Beauce – nous racontait l'autre jour un mot qui peint bien toute cette race. Les gens chez lesquels il logeait ne s'expliquaient pas pourquoi il s'était battu sans y être forcé.
"Vous êtes donc un ancien militaire ? lui demandaient-ils toujours.
– Pas du tout. Je fais des tableaux, je n'ai jamais fait que cela.
– Eh ben ! alors, quand ils vous ont fait signer le papier pour aller à la guerre ?...
– Mais on ne m'a rien fait signer...
– Enfin, quoi ! quand vous êtes allé pour vous battre, c'est donc – et ici ils se regardaient en clignant de l'oeil – c'est donc que vous aviez bu un petit coup !"
Voilà le paysan français... Celui des environs de Paris est pire encore. Les quelques braves gens qu'il y avait dans la banlieue sont venus derrière les remparts manger du pain de chien avec nous ; mais les autres, je m'en méfie. Ils sont restés pour montrer nos caves aux Prussiens, et consommer le pillage de nos pauvres palais d'été.
Mon palais à moi était si modeste, si bien enfoui dans les acacias, qu'il aura peut-être échappé au désastre ; mais je n'irai m'en assurer que quand les Prussiens seront partis, et bien longtemps après encore. Je veux laisser au paysage le temps de s'assainir... Quand je pense que tous nos jolis coins, ces petites îles de roseaux et de saules grêles où nous allions le soir nous allonger au ras de l'eau pour écouter chanter les rainettes, les allées pleines de mousse où la pensée, en marchant, s'éparpillait tout le long des haies, s'accrochait à toutes les branches, ces grandes clairières de gazon où l'on était si bien pour dormir au pied des chênes, avec un tournoiement d'abeilles dans le haut, qui nous faisaient un dôme de musique, quand je pense que cela a été à eux, qu'ils se sont assis partout ; alors ce beau pays ne m'apparaît plus que fané et triste. Cette souillure m'effraye encore plus que le pillage. J'ai peur de ne plus aimer mon nid.
Ah ! si les Parisiens, au moment du siège, avaient pu rentrer en ville cette adorable campagne des environs ; si nous avions pu rouler les pelouses, les chemins verts tout empourprés des soleils couchants, enlever les étangs qui luisent sous bois comme des miroirs à main, pelotonner nos petites rivières autour d'une bobine comme des fils d'argent, et enfermer le tout au garde-meuble ; quelle joie ce serait pour nous maintenant de mettre les pelouses et les dessous de bois en place, et de refaire une Ile-de-France que les Prussiens n'auraient jamais vue !...
Champrosay, 25 mai 1871.
Et voici le jardin charmant
Parfumé de myrte et de rose...
Hélas ! cette année le jardin est toujours plein de roses, mais la maison est pleine de Prussiens. J'ai porté ma table au fond du jardin, et c'est là que j’écris, dans l'ombre fine et le parfum d’un grand genêt tout bourdonnant d'abeilles, qui m'empêche de voir les tricots de Poméranie pendus et séchant à mes pauvres persiennes grises.
Je m'étais pourtant bien juré de ne venir ici que longtemps après qu'ils seraient partis ; mais il fallait fuir l'horrible conscription Cluseret et je n'avais pas d'autre refuge... Et c'est ainsi qu’à moi, comme à bien d'autres Parisiens, aucune des misères de ce triste temps n'aura été épargnée : angoisses du siège, guerre civile, émigration, et, pour nous achever, l'occupation étrangère. On a beau être philosophe, se mettre au-dessus, en dehors des choses, c'est une impression singulière, – après six heures de marche sur ces belles routes de France, toutes blanches de la poussière des bataillons prussiens, – d'arriver à sa porte et d'y trouver, sous les grappes pendantes des ébéniers et des acacias, un écriteau allemand en lettres gothiques :
5e compagnie
Boehm,
sergent-major
et trois hommes.
Ce M. Boehm est un grand garçon silencieux et bizarre, qui garde les volets de sa chambre toujours fermés, se couche et mange sans lumière. Avec cela, l'air trop à l'aise, le cigare aux dents et d'une exigence !... Il faut à sa seigneurie une pièce pour lui, une pour son secrétaire, une pour son domestique. Défense d'entrer par cette porte, de sortir par celle-là. Est-ce qu'il ne voulait pas nous empêcher d'aller dans le jardin ?... Enfin le maire est venu, le hauptmann s'en est mêlé, et nous voilà chez nous. Ce n'est pas gai chez nous, cette année. Quoi qu'on en ait, ce voisinage vous gêne, vous blesse. Cette paille qu'on hache autour de vous, dans votre maison, se mêle à ce que vous mangez, fane les arbres, brouille la page du livre, vous entre dans les yeux, vous donne envie de pleurer. L'enfant lui-même, sans qu'il s'en rende bien compte, est sous le coup de cette étrange oppression. Il joue tout doucement dans un coin du jardin, retient son rire, chante à mi-voix, et le matin, au lieu de ses réveils ébouriffés et pleins de vie, il se tient bien tranquille, les yeux grands ouverts derrière ses rideaux et demande tout bas de temps en temps :
"Est-ce que je peux me réveiller ?"
Encore si nous n'avions que les tristesses de l'occupation pour nous gâter notre printemps ; mais le plus dur, le plus cruel, c'est ce roulement de canons et de mitrailleuses qui nous arrive dès que le vent souffle de Paris, secouant l'horizon, déchirant sans pitié les matins de brume rose, bouleversant d'orages ces belles nuits de mai si claires, ces nuits de rossignols et de grillons.
Hier soir surtout, c'était terrible. Les coups se succédaient, furieux, désespérés, avec un perpétuel battement d'éclairs. J'avais ouvert ma fenêtre du côté de la Seine, et j'écoutais – le coeur serré – ces bruits sourds qui venaient jusqu'à moi, portés sur l'eau déserte et le silence... Par moments, il me semblait qu'il y avait là-bas, dans l'horizon, un grand navire en détresse, qui tirait son canon d'alarme avec furie, et je me rappelais qu'il y a dix ans, par une nuit semblable, j'étais sur la terrasse d'une hôtellerie de Bastia à écouter une canonnade funèbre que la haute mer nous envoyait ainsi, comme un cri perdu d'agonie et de colère. Cela dura toute la nuit ; puis, au matin, on trouvait sur la plage, dans une mêlée de mâts rompus et de voiles, des souliers à boulettes claires, une batte d'arlequin et des tas de haillons pailletés d'or, enrubannés, tout ruisselants d'eau de mer, barbouillés de sang et de vase. C'était, comme je l'appris plus tard, ce qui restait du naufrage de la Louise, grand paquebot venant de Livourne à Bastia, avec une troupe de mimes italiens.
Pour qui sait ce qu'est la bataille de nuit avec la mer, la lutte à tâtons et stérile contre l'irrésistible force ; pour qui se représente bien les derniers moments d'un navire, le gouffre qui monte, la mort lente et sans grandeur, la mort mouillée ; pour qui connaît les rages, les espoirs fous suivis d'un abattement de brute, l’agonie ivre, le délire, les mains aveugles qui battent l’air, les doigts crispés s'accrochant à l’insaisissable, cette batte d'arlequin, au milieu d'épaves sanglantes, avait quelque chose de burlesque et de terrifiant. On se figurait la tempête tombant en coup de foudre pendant une représentation à bord, la salle de spectacle envahie par la mer, l'orchestre noyé, pupitres, violons, contre-basses roulant pêle-mêle, Colombine tordant ses bras nus, courant d'un bout de la scène à l'autre, morte d'épouvante et toujours rose sous son fard ; Pierrot, que la terreur n'a pu blêmir, grimpé sur un portant, regardant le flot monter, et dans ses gros yeux arrondis pour la farce, ayant déjà l'horrible vertige de la mort ; Isabelle empêtrée dans ses jupes de cérémonie, tout en larmes et coiffée de fleurs, ridicule par sa grâce même, roulant sur le pont comme un paquet, se cramponnant à tous les bancs, bégayant des prières enfantines ; Scaramouche, un tonnelet d'eau-de-vie entre ses jambes, riant d'un rire hébété et chantant à tue-tête, pendant qu'Arlequin, frappé de folie, continue à jouer la pièce gravement, se dandine, fait siffler sa batte, et que le vieux Cassandre, emporté par un coup de mer, s'en va là-bas, entre deux vagues, avec son habit de velours marron et sa bouche sans dents toute grande ouverte...
Eh bien, ce naufrage de saltimbanques, mascarade funèbre, parade in extremis, toutes ces convulsions, toutes ces grimaces ont passé devant moi hier soir à chaque secousse de la canonnade. Je sentais que la Commune, près de sombrer, tirait sa volée d'alarme. À chaque minute, je voyais le flot monter, la brèche s'élargir, et, pendant ce temps-là, les hommes de l'Hôtel de ville, accrochés à leurs tréteaux, continuant à décréter, décréter dans le fracas du vent et de la tempête ; puis un dernier coup de mer, et le grand navire, s'engloutissant avec ses drapeaux rouges, ses écharpes d'or, ses délégués en robes de juges, en habits de généraux, ses bataillons d'amazones guêtrées, empanachées, ses soldats du Cirque, affublés de képis espagnols, de toques garibaldiennes, ses lanciers polonais, ses turcos de fantaisie, ivres, furieux, chantant et tourbillonnant... Tout cela s'en allait pêle-mêle à la dérive, et de tant de bruit, de folies, de crimes, de pasquinades, même d'héroïsmes, il ne restait plus qu'une écharpe rouge, un képi à huit galons et une polonaise à brandebourgs, retrouvés un matin sur la rive, tout souillés de vase et de sang.