Le Joujou Patriotisme,
par
Remy de Gourmont
À la suite de la publication de ce pamphlet
antipatriotique, Remy de Gourmont perdit
son emploi à la Bibliothèque Nationale...
25 mars 1891
[publié dans le Mercure de France, juillet
1891]
Un de ces tomes cartonnés, niaisement abjects,
que d'universitaires ou d'ecclésiastiques matassins produisent sans
relâche pour la falsification des juvéniles cervelles ;
on l'entrouvre et cette image surgit : un vieux militaire, le poitrail
illustré de la devanture en toc d'une bijouterie de faubourg, gémit
accablé dans son fauteuil, et un gamin, signalant d'un air entendu,
avec le bâtonnet de son cerceau, les symboliques oreilles de tatou
qui fleurissent la coiffe d'une nourrice alsacienne appendue au mur :
"Pleure pas grand-père, nous la reprendrons !"
Immédiatement, on pense à cet enfant monté
en graine, plus hautement pédonculé que ces choux de Jersey
dont on fait des cannes, – à M. Paul Déroulède. Lui
aussi fait rouler, mais avec fracas et en tapant dessus avec un vieux sabre
ébréché, le cerceau avarié du patriotisme,
et se penchant vers la France, qui n’est pas sourde, lui hurle dans le
tympan : "Pleure pas, grand-mère, on te la rendra, ta
symbolique nounou !"
Moins gnan-gnan que le vétuste et lacrymatoire
retraité, la matrone impatientée finit par répondre :
"J’aimerais assez qu’on me confiât d’autres secrets."
Nous aussi : le désir de renouer à
la chaîne départementale les deux anneaux rouillés
qu’un heurt un peu violent en a détaché ne nous hante pas
jour et nuit. Nous avons d’autres pensées plus urgentes ; nous
avons autre chose à faire. Personnellement, je ne donnerais pas,
en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de ma
main droite : il me sert à soutenir ma main, quand j’écris ;
ni le petit doigt de ma main gauche : il me sert à secouer
la cendre de ma cigarette.
Inutile, à ce propos, de me traiter de mauvais
Français ou même de Prussien ; cela ne me toucherait
pas : Kant était Prussien et Heine aussi ; puis je vous
demanderais, par curiosité pure, ce que vous donneriez de vos précieuses
peaux pour joindre à la France la Wallonie belge ou la vallée
de Lausanne, – pays ce me semble, un peu plus français de langue
et de race que les bords du Rhin ? Personne n’aboie contre les Anglais,
qui détiennent les îles normandes et le lointain, mais clairement
français Canada, province d’outre-mer, mais aussi nettement province
de France que les Charentes ou la Picardie.
Au fait, ces coins de terre d’au-delà les Vosges,
sont-ils donc devenus si malheureux ? Les aurait-on, par hasard, fait
changer de langue, de moeurs, de plaisirs ? Ont-ils subi un service
militaire plus long ou plus dur, une administration plus pointilleuse,
des fonctionnaires plus rogues, des maîtres d’école plus pédants
ou plus fats, des embêtements de conscience plus notoires, des impôts
plus lourds, un gouvernement moins digne, moins sympathique, moins probe ?
Il me paraît qu’elle a duré assez longtemps
la plaisanterie des deux petites soeurs esclaves, agenouillées dans
leurs crêpes au pied d’un poteau de frontière, pleurant comme
des génisses, au lieu d’aller traire leurs vaches. Soyez sûrs
qu’avant comme après, elles mangent leur rôtis à la
gelée de groseilles, grignotent leurs bretzels salés et lampent
leurs amples moss. N’en doutez point, elles font l’amour et elles font
des enfants. Cette nouvelle captivité de Babylone me laisse froid.
La question, du reste, est simple : l’Allemagne
a enlevé deux provinces à la France, qui elle-même
les avait antérieurement chipées : vous voulez les reprendre ?
Bien. En ce cas, partons pour la frontière. Vous ne bougez pas ?
Alors foutez-nous la paix.
Jadis, en de permanentes guerres, avec de vraies armées,
c’est-à-dire composées de soldats de métier et de
carrière, on se trouvait vainqueur sans vanité, vaincu sans
rancune. La défaite n’avait pas cette conséquence :
une nation pleurnichant et hihihant pendant vingt ans, telle qu’une éternelle
fillette ; oui, comme une fillette qui a laissé tomber sur
le bon côté sa tartine de confiture.
Jadis, le lendemain de la paix signée, les sujets
des deux pays trafiquaient ensemble sans amertume, franchissaient indifférents
les frontières modifiées, et les officiers des deux armées,
la veille aux prises, buvaient à la même table, en gens d’esprit.
Je verrais sans nul effarouchement des officiers français trinquer
avec des officiers allemands : ne font-ils pas le même métier,
et pourquoi, noble ici, ce métier deviendrait-il, là, infâme ?
Ce désintéressement supérieur, la
France l’éprouva, tant qu’elle fut une nation spirituelle et de
haute allure. Les Français d’alors disaient, ayant perdu, délicats
et sourieurs : "Messieurs, nous vous revaudrons ça",
– puis parlaient d’autre chose. Serions-nous devenus, à cette heure,
des brutes rancunières, douées de cervelles éléphantines ?
Dépurons-nous de ces humeurs ; prenons quelques
pilules de dédain qui fassent issir par les voies naturelles ce
virus nouveau, dénommé : patriotisme.
Nouveau, oui, sous la forme épaisse qu’il assume
depuis vingt ans, car son vrai nom est vanité : nous sommes
la civilisation, les Allemands sont la barbarie…
Oh !
On ne peut, il est vrai, nous dénier une littérature
et un art supérieurs à la littérature et à
l’art allemands ; mais cet art même et cette littérature,
demeurés tout cénaculaires, sont inconnus à nos derviches
hurleurs, et de ceux d’entre eux qui les soupçonnent, méprisés :
ce qu’on en montre dans les journaux et dans les expositions devrait, au
contraire, nous engager vers une certaine modestie. Quelle fierté
les patriotes ont-ils jamais tirée des oeuvres de, par exemple,
Villiers de L’Isle-Adam ? Soupçonnaient-ils son existence,
alors que le roi de Bavière l’accueillait et l’aimait ? Ont-ils
subventionné Laforgue, qui ne trouva qu’à Berlin la nourriture
nécessaire à la fabrication de ses chefs-d’oeuvre d’ironie
tendre ? Et pour ne citer qu’un seul nom d’artiste, est-ce par les
patriotes que sont achetées les lithographies de Redon, dont les
admirateurs sont presque tous scandinaves et germains ? Il y a un
patriotisme à la portée de tous ceux qui possèdent
trois francs cinquante, c’est d’acheter les livres des hommes de talent
et de ne pas les laisser mourir de misère.
Laissons donc l’art et la littérature, puisque
les productions par lesquelles on nous clame supérieurs sont au
contraire de celles qui nous humilieront à jamais dans l’histoire
de l’esprit humain, – et parlons du reste.
L’érudition, mais elle est allemande. Les Allemands
ont inauguré, et détiennent encore la philologie romane,
et s’il faut chercher des professeurs mieux l’ancien français que
les maîtres de l’École des Chartes, c’est en Allemagne. Qui
nous a fait connaître notre littérature dramatique d’avant
Corneille ? Des Allemands, et les bonnes éditions de ces poètes
sont allemandes.
Qui a connu mieux que nul l’histoire de la Révolution
française ? Des Allemands, les Sybel et les Schmidt.
Qui a débrouillé l’histoire grecque et
l’histoire romaine, sinon les Mommsen et les Curtius ?
Je ne dis rien de la philosophie, rien de la musique :
domaines allemands, – et je me borne à ces indications pour ne point
répéter un ancien article de M. Barrès, dont le spirituel
antipatriotisme jadis m’avait charmé.
Le vrai, c’est que l’intellect germain et l’intellect
français se complètent l’un par l’autre, sont créés,
dirait-on, pour se pénétrer, se féconder mutuellement.
Du cerveau de l’Europe, l’un des peuples est le lobe droit, l’autre est
le lobe gauche, et rien, en ce cerveau, ne peut fonctionner normalement
si l’entente n’est parfaite entre les deux inséparables hémisphères.
Peuples frères, il n’y en a guère qui le
soient plus clairement, ni mieux faits pour une entière et profonde
sympathie, malgré les différences évidentes dans les
modalités de la pensée. Ils sont calmes et nous sommes de
salpêtre ; ils sont patients et nous sommes nerveux ; ils
sont lents et un peu lourds, nous sommes vifs et allègres ;
ils sont muets et nous sommes braillards ; ils sont pacifiques et
nous avons l’air belliqueux : dernier point où l’entente est
extraordinairement facile, car il semble certain qu’il en ont, de même
que nous, assez et, de même que nous, ne souhaitent rien, si ce n’est
qu’on les laisse travailler en paix.
Non, nous n’avons nulle haine contre ce peuple ;
nous sommes trop bien élevés pour afficher une enfantine
rancune, trop au-dessus de la sottise populaire pour même la ressentir :
quant à moi, entre les assourdissants jappeurs ligués contre
notre quiétude et les placides Allemands, je n’hésite pas,
je préfère les Allemands.
Les défiances s’assoupissaient, lorsque M. de
Cassagnac s’est mis à trouver mauvais que l’impératrice,
cette charmante femme, ait voulu voir Saint-Cloud et Versailles :
ce sont cependant d’agréables promenades, et les choisir, une preuve
de bon goût, car cette étrangère, n’aurait-elle pas
aussi bien pu manifester le désir d’assister aux courses d’Auteuil ?
Dire qu’il ne s’est pas trouvé en cette ville,
qui se targue d’esprit et de bravoure, un peintre assez indépendant
de l’opinion populaire, assez courageux contre la sottise journalistique
pour oser obéir à cet instinct naturel qui domine aujourd’hui
ce qu’on dénomme l’école française : l’intérêt
de la vente ! Le patriotisme a été le plus fort, étant
la sottise suprême, – pourquoi s’étonner ?
Ah ! si Henri Regnault n’avait pas été
tué à Buzenval, si ce peintre patrouillait encore ses noirs
savoyards, ses roses souillées, ses blancs de panaris, s’il se livrait
encore, en de luxueux ateliers, à ce que Huysmans appelle "son
vagabondage du dessin et son cabotinage édenté des couleurs" !
Mais les prussiens l’ont occis. Cela ne fait jamais qu’un artiste médiocre
de moins, – et il y en a tant !
Puis, à chacun son métier : le sien
était de faire de la peinture, même mauvaise, – comme le métier
de Verlaine est à de divines poésies. Le jour, pourtant,
viendra peut-être où l’on nous enverra à la frontière :
nous irons, sans enthousiasme ; ce sera notre tour de nous faire tuer :
nous nous ferons tuer avec un réel déplaisir. "Mourir
pour la patrie" : nous chantons d’autres romances, nous cultivons
un autre genre de poésie.
Leur supprimer, à ces "s… b… de marchands
de nuages", – il s’agit de nous, selon Baudelaire, – leur couper toute
religion, tout idéal et croire qu’ils vont se jeter affamés
sur le patriotisme ! Non, c’est trop bête et ils sont trop intelligents.
S’il faut d’un mot dire nettement les choses, eh bien :
– Nous ne sommes pas Patriotes.