Depuis deux ans, la presse parisienne s'est beaucoup occupée d'une école de poètes et de prosateurs dits "décadents". Le conteur du Thé chez Miranda (en collaboration avec M. Paul Adam, l'auteur de Soi), le poète des Syrtes et des Cantilènes, M. Jean Moréas, un des plus en vue parmi ces révolutionnaires des lettres, a formulé, sur notre demande, pour les lecteurs du Supplément, les principes fondamentaux de la nouvelle manifestation d'art. par Jean
Moréas
paru dans Le Figaro, le samedi18 septembre 1886 Supplément littéraire, p.1-2. Comme tous les arts, la littérature évolue
: évolution cyclique avec des retours strictement déterminés
et qui se compliquent des diverses modifications apportées par la
marche du temps et les bouleversements des milieux. Il serait superflu
de faire observer que chaque nouvelle phase évolutive de l'art correspond
exactement à la décrépitude sénile, à
l'inéluctable fin de l'école immédiatement antérieure.
Deux exemples suffiront : Ronsard triomphe de l'impuissance des derniers
imitateurs de Marot, le romantisme éploie ses oriflammes sur les
décombres classiques mal gardés par Casimir Delavigne et
Étienne de Jouy. C'est que toute manifestation d'art arrive fatalement
à s'appauvrir, à s'épuiser ; alors, de copie en copie,
d'imitation en imitation, ce qui fut plein de sève et de fraîcheur
se dessèche et se recroqueville ; ce qui fut le neuf et le spontané
devient le poncif et le lieu commun.
*** Ennemie de l'enseignement, la déclamation,
la fausse sensibilité, la description objective, la poésie
symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible
qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même,
mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait
sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir
privée des somptueuses simarres des analogies extérieures
; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à
ne jamais aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi.
Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains,
tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes
; ce sont là des apparences sensibles destinées à
représenter leurs affinités ésotériques avec
des Idées primordiales.
*** Ici je demande la permission de vous faire assister à mon petit INTERMEDE tiré d’un précieux livre : Le Traité de Poésie Française, où M. Théodore de Banville fait pousser impitoyablement, tel le dieu de Claros, de monstrueuses oreilles d’âne sur la tête de maint Midas. Attention ! Les personnages qui parlent dans la pièce sont : UN DETRACTEUR DE L’ECOLE SYMBOLIQUE
Scène Première LE DETRACTEUR. - Oh ! ces décadents ! Quelle emphase ! Quel galimatias ! Comme notre grand Molière avait raison quand il a dit : Ce style figuré dont on fait vanité
THEODORE DE BANVILLE. - Notre grand Molière commit là deux mauvais vers qui eux-mêmes sortent autant que possible du bon caractère. De quel bon caractère ? De quelle vérité ? Le désordre apparent, la démence éclatante, l’emphase passionnée sont la vérité même de la poésie lyrique. Tomber dans l’excès des figures et de la couleur, le mal n’est pas grand et ce n’est pas par là que périra notre littérature. Aux plus mauvais jours, quand elle expire décidément, comme par exemple sous le premier Empire, ce n’est pas l’emphase et l’abus des ornements qui la tuent, c’est la platitude. Le goût, le naturel sont de belles choses assurément moins utiles qu’on ne le pense à la poésie. Le Roméo et Juliette de Shakespeare est écrit d’un bout à l’autre dans un style aussi affecté que celui du marquis de Mascarille ; celui de Ducis brille par la plus heureuse et la plus naturelle simplicité. LE DETRACTEUR. - Mais la césure, la césure ! On viole la césure !! THEODORE DE BANVILLE. - Dans sa remarquable prosodie publiée en 1844, M. Wilhem Tenint établit que le vers alexandrin admet douze combinaisons différentes, en partant du vers qui a sa césure après la première syllabe, pour arriver au vers qui a sa césure après la onzième syllabe. Cela revient à dire qu’en réalité la césure peut être placée après n’importe quelle syllabe du vers alexandrin. De même, il établit que les vers de six, de sept, de huit, de neuf, de dix syllabes admettent des césures variables et diversement placées. Faisons plus : osons proclamer la liberté complète et dire qu’en ces questions complexes l’oreille décide seule. On périt toujours non pour avoir été trop hardi mais pour n’avoir pas été assez hardi. LE DETRACTEUR. - Horreur ! Ne pas respecter l’alternance des rimes ! Savez-vous, Monsieur, que les décadents osent se permettre même l’hiatus ! même l’hiatus !! THEODORE DE BANVILLE. - L’hiatus, la diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes les autres choses qui ont été interdites et surtout l’emploi facultatif des rimes masculines et féminines fournissaient au poète de génie mille moyens d’effets délicats toujours variés, inattendus, inépuisables. Mais pour se servir de ce vers compliqué et savant, il fallait du génie et une oreille musicale, tandis qu’avec les règles fixes, les écrivains les plus médiocres peuvent, en leur obéissant fidèlement, faire, hélas ! des vers passables ! Qui donc a gagné quelque chose à la réglementation de la poésie ? Les poètes médiocres. Eux seuls ! LE DETRACTEUR. - Il me semble pourtant que la révolution romantique... THEODORE DE BANVILLE. - Le romantisme a été une révolution incomplète. Quel malheur que Victor Hugo, cet Hercule victorieux aux mains sanglantes, n’ait pas été un révolutionnaire tout à fait et qu’il ait laissé vivre une partie des monstres qu’il était chargé d’exterminer avec ses flèches de flammes ! LE DETRACTEUR. - Toute rénovation est folie ! L’imitation de Victor Hugo, voilà le salut de la poésie française ! THEODORE DE BANVILLE. - Lorsque Hugo eut affranchi le vers, on devait croire qu’instruits à son exemple les poètes venus après lui voudraient être libres et ne relever que d’eux-mêmes. Mais tel est en nous l’amour de la servitude que les nouveaux poètes copièrent et imitèrent à l’envi les formes, les combinaisons et les coupes les plus habituelles de Hugo, au lieu de s’efforcer d’en trouver de nouvelles. C’est ainsi que, façonnés pour le joug, nous retombons d’un esclavage dans un autre, et qu’après les poncifs classiques, il y a eu des poncifs romantiques, poncifs de coupes, poncifs de phrases, poncifs de rimes ; et le poncif, c’est-à-dire le lieu commun passé à l’état chronique, en poésie comme en toute autre chose, c’est la Mort. Au contraire, osons-vivre ! et vivre c’est respirer l’air du ciel et non l’haleine de notre voisin, ce voisin fût-il un dieu ! Scène II ERATO (invisible). - Votre Petit Traité de Poésie Française est un ouvrage délicieux, maître Banville. Mais les jeunes poètes ont du sang jusques aux yeux en luttant contre les monstres affenés par Nicolas Boileau ; on vous réclame au champ d’honneur, et vous vous taisez maître Banville ! THEODORE DE BANVILLE (rêveur). - Malédiction ! Aurais-je failli à mon devoir d’aîné et de poète lyrique ! (L’auteur des Exilés pousse un soupir lamentable et l’intermède finit.) *** La prose, - romans, nouvelles, contes, fantaisies,
- évolue dans un sens analogue à celui de la poésie.
Des éléments, en apparence hétérogènes,
y concourent : Stendhal apporte sa psychologie translucide, Balzac sa vision
exorbitée, Flaubert ses cadences de phrases aux amples volutes.
M. Edmond de Goncourt son impressionnisme modernement suggestif.
Jean Moréas. ------------------ Texte établi à partir de l’original par Francesco Viriat [Le Mans] que je remercie. |