Je me plais parfois à évoquer
l'image d'un étudiant de l'année 1880, la bourse plate et
le coeur gonflé d'impatience. Dans quelques mois, son diplôme
en poche, il regagnera son Languedoc, sa Lorraine, sa Bretagne. [...]
Quelle époque c'était, à la
réflexion, quelle floraison, en ces années d'entre 1870 et
1900 ! Les plus illustres vivaient encore en 1880 ; d'autres
avaient donné le meilleur d'eux-mêmes ; d'autres commençaient
à poindre, les maîtres de demain. Les nouveautés de
1880, à la devanture des librairies, c'est un éblouissement ;
l'étudiant qui feuillette les livres frais sortis de presse se doute-t-il
qu'il assiste à l'éclosion de chefs-d'oeuvre qui, pour son
fils, seront déjà des classiques ?
1880 : le vieux Père vit toujours,
dans ses songes pleins d'images grandioses et confuses. Victor Hugo
a soixante-dix-huit ans et ne descend plus guère des cimes où
il converse avec les forces éternelles. Leconte de Lisle, bibliothècaire
au Sénat, ne manque pas, en signe de respect, de l'accompagner jusqu'à
sa voiture, quand le grand homme, de son lointain Passy, vient prendre
séance au Luxembourg. Après quoi, la porte refermée,
la chantre des Poèmes barbares traverse le jardin et rentre
chez lui, silencieux, hautain, glacé, et l'on raconte que les fleurs
gèlent sur son passage. Flaubert, lui aussi, monte quelquefois jusqu'au
Quartier, mais ses voyages à Paris sont rares. Le géant aux
moustaches fauves commence à fléchir ; il mourra précisément
cette année, laissant inachevé le monument de sottise élevé
à la gloire de Bouvard et Pécuchet.
En 1880, Renan a cinquante-sept ans. Gras,
déjà pesant, il n'est guère, autour de Saint-Sulpice,
différent de tous les ecclésiastiques qui glissent, ombres
noires, au pied des vieilles murailles. Il fait figure de sage officiel
du régime. Edmond de Goncourt, son collègue du dîner
Magny, vient souvent à l'Odéon, toujours en quête d'une
scène où il pourra tenter sa chance d'auteur dramatique,
atteindre ce succès de théâtre après lequel
il court, sans que rien ne l'arrête, ni les fours, ni les cabales,
ni les rosseries. Que ne peut-il, comme Dumas, à peine son cadet
de deux ans, parler le langage qui plaît aux femmes, soulève
les salles, subjugue le public ? M. de Goncourt, si ses pièces
tombent à plat, si ses livres se vendent mal, règne du moins
sur ce qu'il nomme, non sans orgueil, son "grenier". De cette
chapelle, Alphonse Daudet et Zola sont les deux grands prêtres. Ils
ont le même âge : quarante ans en 1880. L'un continue
de regarder la vie au travers d'un tendre prisme. Il vient de publier L'Immortel
et, malgré les souffrances aiguës parmi lesquelles il se débat,
il rit du pavé qu'il a lancé dans la mare académique.
Zola, inlassable et systématique, amasse des moellons pour son grand
oeuvre ; il est puissant et torturé ; ses livres atteignent
les plus gros chiffres de tirage, mais le public ne le suit pas. Il voudrait
être chef d'école ; pourtant, les disciples renient le
maître. Sur la pile, l'étudiant a pris un exemplaire de Nana,
qui vient de paraître. Il le feuillette, puis le repose. C'est vers
les jeunes qu'il regarde, vers Anatole France. A trente et un ans, celui-ci
a déjà l'allure feutrée d'un vieil amateur, vivant
parmi les livres. Parmi les manuscrits aussi, car il exerce les importantes
fonctions de lecteur chez Lemerre, l'éditeur le plus à la
mode, avec Charpentier et Michel Lévy. L'étudiant regarde
vers un étonnant lieutenant de vaisseau, affublé d'un étrange
pseudonyme, ce Loti qui a rapporté de merveilleuses histoires d'amour
du Japon et de Turquie et celle de son propre mariage - vers Maupassant
surtout, dont rêvent toutes les femmes. Il est vigoureux comme un
chêne du pays, taillé, semble-t-il, pour défier le
temps, braver la vie aux sources de laquelle il boit sans prudence...
Les étalages de l'Odéon offrent aux jeunes
curiosités bien d'autres pâtures. Notre étudiant n'a
que l'embarras du choix. Il y a les critiques et les hommes de théâtre,
les historiens et les philosophes et les poètes. Mallarmé
vient d'arriver à Paris et, déjà, l'on raconte que,
tous les mardis, dans la petite salle à manger de la rue de Rome,
il ouvre des portes mystérieuses. Il a recueilli aux lèvres
des dieux les paroles essentielles. Ce sont eux qui descendent à
son appel et s'assoient sous la suspension de famille. Parfois Mallarmé
passe les ponts, monte jusqu'à la Sorbonne, visite des collègues,
des libraires. Il renconre Verlaine. Celui-ci est encore un homme jeune,
trente-six ans à peine, mais usé aux pires ornières
du chemin ; la vie, pourtant, a eu beau le meurtrir et le souiller,
la Déesse l'a baisé au front. Les deux poètes causent
entre eux de leur art, le seul qui vaille la peine de vivre - et de la
maigre place que tiennent les poètes, dans une société
à laquelle ils n'ont rien à dire.
Elle écoute les autres, dont elle comprend
le langage ; le jeune M. Georges Ohnet, par exemple, qui, justement,
traverse le carrefour Médicis, courant chez son éditeur toucher
ses droits d'auteur. Et voici, le regardant passer, M. Jules Lemaître,
ce professeur depuis peu nommé de Grenoble à Paris, qui sourit
dans sa barbiche, comme s'il savourait par avance certain article de la
Revue bleue dont l'auteur du Maître des forges ne se
relèvera pas.
Paris : Hachette, 1947 .- p.277-281.