(Clara Gazul)
Le Carrosse du Saint-Sacrement
Saynète
Tu verás que mis finezas
Te desenojan.
Calderón
Cual es la mayor perfeccion
Personnages
Don Andres de Ribera, vice-roi du Pérou
L'Évèque de Lima
Le Licencié Tomas d'Esquivel
Martinez, secrétaire intime du vice-roi
Balthasar, valet de chambre du vice-roi
Camila Perichole, comédienne
La scène est à Lima, en 17...
Le cabinet du Vice-Roi.
Le Vice-Roi, en robe de chambre, assis dans un grand fauteuil
auprès d'une table couverte de papiers. Une de ses jambes
enveloppés de flanelle repose sur un coussin. Martinez, debout
auprès de la table, une plume à la main.
Martinez
MM. les Auditeurs attendent la réponse de Votre Altesse.
Le Vice-Roi [d'un ton chagrin]
Quelle heure est-il?
Martinez
Bientôt dix heures. Votre Altesse a justement le temps de s'habiller pour la cérémonie.
Le Vice-Roi
Le temps est beau, dis-tu?
Martinez
Oui, monseigneur. Il souffle un vent frais de la mer, et il n'y a pas un nuage dans le ciel.
Le Vice-Roi
Je donnerais mille piastres fortes pour qu'il plût à
verse. Alors je resterais volontiers dans mon fauteuil à me
dorloter; mais par un temps comme celui-ci... quand toute la ville sera
dans l'église... renoncer à se montrer, et cedez le
premier rang aux Auditeurs!...
Martinez
Ainsi Votre Altesse se décide...
Le Vice-Roi
Les mules sont attelées?...
Martinez
Oui, monseigneur, elles sont attelées à ce beau carrosse qui vous est arrivé d'Espagne.
Le Vice-Roi
Les habitants de Lima n'en ont jamais vu un semblable... Quel effet
cela va produire!... et je renoncerais à ce plaisir-là!
Non, ma foi!... Mes deux gardes sont habillés de neuf, et je ne
me suis pas encore montré au peuple avec mon habit de gala et la
plaque dont je viens d'être décoré... On ne peut
perdre une si belle occasion... Martinez, j'irai; oui, vive Dieu! et je
marcherai. Une fois au bas du grand escalier, le plus fort sera fait.
Qu'en dis-tu, Martinez?
Martinez
Le peuple sera enchanté de voir Son Altesse.
Le Vice-Roi
J'irai, morbleu! et les Auditeurs, qui s'attendaient à jouer le
premier rôle en crèveront de dépit... D'ailleurs,
je ne puis me dispenser d'y aller... L'évêque doit faire
allusion, en chaire, à l'ordre dont je viens d'être
décoré... Il est agréable de s'entendre dire ces
choses-là... Allons, un effort... [Il sonne. Entre Balthasar.]
Qu'on m'apporte mon habit de gala... Toi, réponds aux Auditeurs
qu'ils aient à prendre place derrière moi pour la
cérémonie... Balthasar, donne-moi ds souliers et des bas
de soie... Je veux aller à l'église.
Balthasar
A l'église, monseigneur! et le docteur Pineda qui a défendu que Votre Altesse sortît!
Le Vice-Roi
Le docteur Pineda ne sait ce qu'il dit... Je sais bien si je suis
malade ou si je ne le suis pas... Je n'ai pas la goutte... Mon
père ni mon grand-père ne l'ont jamais eue... Il voudrait
me faire croire qu'on a la goutte à mon âge!... Martinez,
quel âge me donnes-tu?
Martinez [embarrassé]
Monseigneur... Votre Altesse a si bon visage.. à coup sûr...
Le Vice-Roi
Je gage que tu ne devines pas... eh?
Martinez
Quarante... Hein?..
Le Vice-Roi
Va, va, tu n'y es pas... Allons, Balthasar... habillons-nous... [Il
fait des efforts pour se lever.] Aidez-moi donc, vous autres... plus
doucement... Aie... Plus doucement, morbleu... Je ne sais ce que c'est,
mais il me semble que j'ai dix mille aiguilles dans ma pantoufle.
Balthasar
Ne vous exposez pas à l'air, monseigneur; cela serait dangereux.
Le Vice-Roi [essayant de marcher]
Oh! vive Dieu! quelle douleur!.. Jamais je ne pourrai mettre des
souliers... ma foi!... Oh! corps du Christ!... Parbleu!... va-t'en au
diable avec tes bas de soie et tes souliers... J'aimerais autant
être mis à la torture. [On l'assied.] Avance ce
tabouret... Ouf! Je ne sais, mais je ne souffrais pas comme cela tout
à l'heure.
Balthasar
Que Votre Altesse songe aux recommandations du docteur Pineda... Il dit
que vous devez éviter le grand air... Et puis la
cérémonie sera fatigante... Il faut rester longtemps
debout...
Le Vice-Roi
Oui, c'est la fatigue que je crains... car je ne suis pas malade...
Même, je suis assez bien, maintenant... et je pourrais sortir si
je voulais... Mais je ne veux pas me rendre malade pour le sot plaisir
de tenir un cacique indien sur les fonts de baptême... Baste!
Martinez, écris à l'Auditeur don Pedro de Hinoyosa qu'il
tienne l'enfant... c'est-à-dire le cacique, à ma place...
Voici les douze noms qu'il doit porter... Je lui souhaite bien de
plaisir... Balthasar, ôte-moi ces habits de devant les yeux... je
ne veux pas avoir de regrets... Sotte chose que la gloire de montrer
des galons, des rubans et des broderies!... Qu'on m'envoie aussi
Pineda, s'il n'est pas à ce baptême du diable... Donne-moi
un cigare et du maté. Allons, puisque je suis obligé de
garder la chambre et que je n'ai rien à faire, je vais m'occuper
ds affaires de ce gouvernement... Balthasar, je n'y suis pour personne,
personne absolument. [A Martinez] As-tu fini, voyons? [Il lit la lettre
que Martinez vient d'écrire.] Bon... vive Dieu! tu oublies de
mettre avec mes titres... chevalier de Saint-Jacques. Parbleu! je le
suis depuis six mois en Espagne, et depuis trois jours au Pérou.
Martinez
Je demande pardon de ma négligence à Votre Altesse.
[Il ajoute ce titre à la lettre]
Le Vice-Roi
Balthasar, envoie un écuyer avec cette lettre... Allons,
Martinez, travaillons. Il y a bien des dépèches dans le
portefeuille, n'est-ce pas?
Martinez
Oui, monseigneur, j'allais en entretenir Votre Altesse. Pour commencer
par le plus pressé, voici une lettre du colonel Garci Vasquez,
lequel annonce qu'il règne une grande fermentation dans la
province de Chuquisaca, que les Indiens font des assemblées
fréquentes, et que, s'il ne reçoit pas de prompts
secours, avant un mois ils seront en plein révolte.
Le Vice-Roi
Martinez? mais il me semble que tu m'as déjà parlé
de quelque chose de semblable. Le colonel Garci Vasquez, et la province
de... de... diables de noms indiens. Pourquoi tous les Indiens ne
parlent-ils pas espagnol?
Martinez
Chuquisaca, monseigneur. J'ai eu l'honneur de faire à ce sujet
un rapport à Votre Altesse, il y a deux mois, la dernière
fois qu'elle a éprouvé une attaque de goutte... Je veux
dire, la dernière fois qu'elle a été
indisposée.
Le Vice-Roi
Eh bien, qu'ai-je répondu?
Martinez
Vous avez dit que vous y songeriez.
Le Vice-Roi
Ah! Eh bien!.. Nous n'avons guère de troupes... A combien de lieues de Lima se trouve cette province de... tu sais bien?
Martinez
A près de trois cent lieues d'Espagne.
Le Vice-Roi
Vraiment... je croyais que c'était bine plus près... Eh
bien! le cas est difficile, et il ne faut pas prendre de
résolutions à l'étourdie. -- J'y songerai. -- Quel
autre papier tiens-tu là à ta main?
Martinez
C'est une supplique de Francisco Huayna Tupac, soi-disant descendant de
la main gauche de l'Inca Huayna Capac, lequel demande à joindre
à son nom le titre d'Inca, à en porter les armes et
à jouir des privilèges dont jouissent les autres Incas.
Le Vice-Roi
Et, est-ce qu'il n'y a rien pour accompagner cette demande?
Martinez
Pardonnez-moi, monseigneur. Environ une aune et demie de satin de la
Chine sur laquelle est peinte la généalogie du postulant,
depuis Manco Capac, Titu Capac, Lloque Yupanqui... des noms à
faire dresser les cheveux sur la tête...
Le Vice-Roi
Ce n'est pas là ce que je demande... Mais, quand on veut obtenir
quelque chose de ce genre-là, on s'y prend d'une autre
manière... Ce n'est pas une petite affaire que celle de
vérifier une généalogie comme celle-là.
C'est ordinairement l'affaire de mon secrétaire... et je ne suis
pas fâché qu'il tire quelque profit de son travail...
Après cela, si ce secrétaire ets homme d'esprit... Tenez,
informez-vous auprès de votre prédécesseur de ce
que vous avez à faire.
Martinez
Je comprends. Cet Inca est fort riche...
Le Vice-Roi
Passons à une autre affaire. Pourquoi riez-vous?
Martinez
C'est une plainte portée par la marquise d'Altamirano contre le
perroquet de la señora Camila Perichole et la señora
Perichole elle-même.
Le Vice-Roi
Autre folie de cette méchante fille!
Martinez
Attendu que le perroquet susdit, à 'instigation de la
défenderesse, toutes les fois que la marquise passe dans la
grand-rue, l'appelle en des termes que la pudeur de la demanderesse lui
défend de répéter, elle conclut à ce que la
señora Perichole soit étranglée... Non, je me
trompe, à ce que le perroquet soit étranglé et la
señora, sa maîtresse, réprimandée et
mulctée.
Le Vice-Roi
Que dit donc ce perroquet?
Martinez
Monseigneur, voici le fait. Il ne s'agit que d'une aimable
espièglerie de la señora Camila. Le perroquet, quand la
marquise passe, s'écrie: A combien l'aune de drap? Or, comme la
marquise, avant d'épouser le marquis, était fille d'un
riche marchand de drap, elle est grièvement offensée de
l'allusion.
Le Vice-Roi
Cette fille-là me brouillera avec toutes les dames de Lima.
Martinez
Voici une lettre de la comtesse de Montemayor qui se plaint d'une
tentative de la señora Perichole pour la tourner en ridicule au
théâtre, dans le saynète de La Vielle Coquette.
Le Vice-Roi
Encore!
Martinez
Votre Altesse sait avec quelle perfection cette inimitable actrice saisit et rend tous les ridicules.
Le Vice-Roi
Oui, mais elle passe les bonnes et ne respecte rien. Je la tancerai
vertement. Vive Dieu! je me suis intéressé toute ma vie
à l'art dramatique., mais je n'entends pas qu'on se permette des
personnalités injurieuses pour des femmes dont les familles
pourraient me faire le plus grand tort à Madrid.
Martinez
Voici la pétition d'un capitaine invalide...
Le Vice-Roi
C'en est assez. Je commence à me fatiguer. Nous lirons le reste
une autre fois; mais pendant que nous en sommes sur le sujet de la
Perichole, je veux, mon cher Martinez, que tu me parles d'elle à
coeur ouvert.
Martinez
Moi, monseigneur? Eh! que pourrais-je dire à Votre Altesse?
Le Vice-Roi
Oui, je veux que tu me dises franchement ce qu'on en dit dans la ville,
dans les sociétés que tu fréquentes.
Martinez
On en parle partout comme d'un talent du premier ordre.
Le Vice-Roi
Bon! ce n'est pas cela que je te demande. Je veux savoir ce que l'on
dit de ma liaison avec cette fille, car, au point où nous en
sommes, le mystère serait inutile. Bien que tu sois depuis peu
à mon service, tu as sans doute deviné... Que diable! on
est homme; et pour être un vice-roi, on n'est pas obligé
de vivre comme un saint.
Martinez
Monseigneur, Votre Altesse fait beaucoup d'envieux; et s'il faut tout dire, elle fait aussi des envieuses.
Le Vice-Roi
Flatteur! mais il y a du vrai dans ce que tu dis.. peut-être plus que tu ne le crois.
Martinez
Ah! monseigneur, je ne dis que la vérité.
Le Vice-Roi
Comme je sais que tu m'es entièrement dévoué, je
veux bien te faire une confidence; mais c'est à condition que tu
paieras ma franchise par une franchise semblable. Tu sais que je ne
suis pas de ceux à qui on fait voir des étoiles en plein
midi... Ainsi, fais bien attention à ce que tu vas dire.
Martinez
Monseigneur, je parlerai à Votre Altesse comme si j'étais devant mon confesseur.
Le Vice-Roi
Eh bien! Martinez, apprends ce qui me tracasse. -- La Perichole est au
fond une bonne fille, mais fort évaporée. Elle fait sans
cesse des imprudences qui peuvent la compromettre et moi aussi. Tu sens
bien que je ne crains pas qu'elle me trompe. Non, non, il ne s'agit pas
de cela, et la pauvre fille est loin d'y penser; mais j'ai peur
qu'à la ville on ne s'imagine qu'elle me trompe.
Martinez
Ah! monseigneur...
Le Vice-Roi
Le monde est méchant et ne respecte pas les personnes d'un rang
élevé. D'ailleurs, les apparences sont quelquefois
trompeuses... Toi-même, Martinez, est-ce que tu n'as rien
observé dans sa conduite qui t'ait donné des
inquiétudes?
Martinez
Comment Votre Altesse peut-elle croire...
Le Vice-Roi
Tiens, pour te mettre à ton aise, je veux bien te dire que tu ne
plais guère à la Perichole. Elle m'a demandé ta
place; tu ne devinerais jamais pour qui?... pour le neveu de son
cordonnier. -- Il est vrai que ce cordonnier lui fait des souliers
admirables. Dieu! lorsqu'elle danse dans La Gitanilla avec des bas de
soie roses et des souliers couverts de paillettes... ah! Martinez,
Martinez, qu'elle est jolie!
Martinez [à part]
La traîtresse !
Le Vice-Roi
Comme je te suis attaché, je l'ai renvoyée bien loin.
Mais tu vois par ce trait que la Perichole ne t'aime point. Ainsi tu
n'es pas tenu de la ménager. C'est pourquoi, je te le
répète encore une fois, parle avec toute franchise.
Martinez
Ah! mon bon maître!
Le Vice-Roi
Je t'écoute; mais prends bien garde de mentir avec moi.
Martinez
Comblé comme je le suis des bontés de Votre Altesse, je
ne sais pas en vérité comment je pourrais jamais les
reconnaître... Mais surtout la confidence que Votre Altesse a
daigné me faire me met dans un grand embarras... car maintenant
je n'ose dire... Ce n'est pas que j'aie à dire quelque chose...
qui puisse porter préjudice à la señora
Perichole... Mais peut-être Votre Altesse pensera-t-elle, au
premier abord, que c'est... en quelque sorte... un motif de
vengeance... s'il est permis d'appeler vengeance... ce qui ne peut
nuire... car Votre Altesse sans doute ne lui en voudra point... puisque
après tout... il ne s'agit que de bagatelles.
Le Vice-Roi
Quelles bagatelles? Explique-toi.
Martinez
Oh! rien de sérieux. Il est certain que la señora
Perichole vous aime... Votre Altesse est si bonne! qui pourrait ne pas
l'aimer?... Peut-être était-ce par pure
méchanceté qu'on me le disait... car, comme l'observait
fort bien Votre Altesse tout à l'heure, le monde est
méchant.
Le Vice-Roi
Qu'est-ce qu'on te disait?
Martinez
Il ne faut pas que Votre Altesse attache de l'importance à ce
qu'il me disait, car ce n'est que le premier garçon du marchand
des soieries de la rue du Callao... Et je ne devrais peut-être
pas redire à Votre Altesse les propos que tiennent les personnes
de cette classe... Votre Altesse ne daignera peut-être pas les
entendre, mais enfin, Votre Altesse m'a commandé de dire ce que
je sais, et je ne puis dire que ce qu'on m'a dit.
Le Vice-Roi
Corps du Christ! dis donc ce qu'on t'a dit.
Martinez
Ce jeune homme, qu'on appelle Luis Lopez, et qui appartient d'ailleurs
à une honnête famille, m'a dit, comme nous parlions de
soieries, qu'il avait vendu l'autre jour huit aunes de satin cramoisi
au capitaine Hernan Aguirre, qui l'avait payé, sans marchander,
dix ducats l'aune.
Le Vice-Roi
Au fait!
Martinez
Eh bien! monseigneur, Luis Lopez prétendait avoir vu ce
même satin cramoisi façonné en robe, et
porté par la señora Perichole. Vous souvenez-vous de la
robe qu'elle avait dimanche soir? C'est celle-là même. --
Mais rien de plus probable que Luis Lopez se sera trompé...
d'autant plus que le capitaine en payant disait: «Je ne marchande
pas, car c'est pour ma maîtresse.»
Le Vice-Roi
Pour sa maîtresse!
Martinez
Preuve, selon moi, qu'il se trompait... Moi, je lui ai parlé
vertement, et je lui ai dit ce que je pensais de sa belle histoire...
Mais, si je l'avais cru, il m'en aurait conté bien d'autres.
Le Vice-Roi
Quoi donc encore?
Martinez
Oh! de ces histoires qu'il a ramassées je ne sais où...
Par exemple, qu'un soir un sergent de ronde attrapa dans la rue du
Palais un homme qui n'avait qu'un manteau par-dessus sa chemise:
à la vérité, il tenait ses chausses à la
main. D'abord on le prit pour un voleur; mais arrivé au corps de
garde, le lieutenant de service vit que ce prétendu voleur
était le capitaine Aguirre. -- Mais qu'est-ce que cela prouve?
Le Vice-Roi
Quelle nuit?
Martinez
Il disait la nuit du vendredi au samedi... Cette nuit que nous avons
attendu si longtemps... Mais, dans la rue du Palais, il y a quelques
dames qui ne sont pas des plus farouches... Je présume que le
capitaine courtise la señora Beatriz... Ah! mais je me trompe;
car il y a près de quinze jours qu'elle est partie pour Quito...
Si ce n'est elle, ce sera une autre...
Le Vice-Roi
Est-ce là tout ce que tu sais?
Martinez
Hélas! monseigneur! Votre Altesse sait bien que les
médisances ne s'arrêtent jamais en beau chemin, et qu'une
fois que les mauvaises langues ont commencé à s'exercer
sur quelqu'un, elles trouvent bientôt qui leur fait chorus...
Mais ce qui me reste à dire est si extravagant, que je crains
d'ennuyer Votre Altesse en le lui répétant.
Le Vice-Roi
Point. Cela ne m'ennuie pas. Continue.
Martinez
Au dernier combat de taureaux... en vérité la
médisance est assez bien arrangée pour les
détails, mais pour le fond elle est d'une absurdité
criante. Au dernier combat de taureaux, Votre Altesse a peut-être
remarqué un grand gaillard bien fait, léger comme une
panthère, courageux comme un lion, un cholo nommé Ramon,
et qui est un des habiles matadors de Lima?
Le Vice-Roi
Eh bien?
Martinez
On dit... vous savez que les faiseurs du médisances disent tout
ce qui leur vient à l'esprit... on dit qu'il n'est pas sans
exemple que quelques-uns de ces messieurs aient osé
prétendre aux bonnes grâces de certaines dames de haut
parage... et, ce qui est bien plus extraordinaire, que l'on a vu des
dames, distinguées par leur naissance ou autrement, s'abaisser
jusqu'à favoriser les prétentions de ces
misérables. -- Je crains de fatiguer Votre Altesse qui me semble
souffrir dans ce moment.
Le Vice-Roi
Oui, mon pied me fait grand mal.
Martinez
Or donc, quelques gens oisifs et méchants, comme, Dieu merci, il
n'en manque pas à Lima, ont prétendu surprendre des
oeillades fort enflammées que le matador lançait à
la belle comédienne. N'a-t-on pas remarqué encore que cet
homme, qui est consommé dans son art, au lieu d'attirer le
taureau sous la loge de Votre Altesse, pour le tuer là, comme
tout matador bien appris a coutume de la faire... eh bien! ce Ramon, au
contraire, se postait sous la loge de la señora Perichole, lui
faisant ainsi tous les honneurs de la fête. Il faut avouer qu'il
y a des gens qui trouvent du mal partout, même dans ce qu'il y a
de plus innocent! Par exemple, à cette même course, la
señora a fait quelque chose qu'ils ont bien mal
interprété, et qui au fond n'a rien que de naturel. Au
moment où le taureau noir et blanc, le plus terrible de tous, a
été abattu par Ramon, le collier de perles de la
señora Perichole est tombé dans l'arène. Ramon l'a
ramassé et l'a passé à son cou, après
l'avoir baisé avec respect. Mais moi, je suis convaincu que ce
collier est tombé par accident, puis, par
générosité, la señora l'a abandonné
au matador, lequel, au reste, ne l'a pas vendu, comme bien des gens de
sa profesion l'auraient fait à sa place, pour aller en
dépenser le prix au cabaret. Lui, au contraire, le porte
à son cou par la ville, fier comme un paon, et bravant encore
plus qu'à l'ordinaire. Que Votre Altesse imagine quelle bonne
fortune que cet accident pour la médisance. Aussi Dieu sait
comment les gens travestissent l'affaire. Suivant eux, la señora
Perichole se serait élancée hors de sa loge, elle aurait
arraché elle-même son collier exprès, et l'aurait
jeté au matador en criant: Bravo, Ramon! -- La señora
Romer, du grand théâtre, et qui se trouvait dans la
même loge... (mais c'est lajalousie qui le fait parler) a dit que
la señora Perichole s'était écriée: Bravo,
mon Ramon! J'étais trop loin pour entendre, mais je gage qu'elle
a menti; car elle est si méchante, tenez, qu'elle ose dire
qu'à la dernière représentation de La Fille de
l'air, la couronne qui est tombée aux pieds de la señora
Perichole avait été lancée par Ramon le cholo.
Enfin elle va jusqu'à conter que Ramon est entré
quelquefois dans sa loge au théâtre, et que même il
va chez elle. Ce n'est pas que le drôle ne soit assez hardi pour
tout oser. Il se croit un Adonis malgré sa peau tannée;
il joue de la guitare, il jouerait des couteaux au besoin... Personne
auprès de lui n'oserait tousser ou se moucher quand la Perichole
chante... C'est un homme précieux pour une actrice. -- La Romer
ajoute que la señora Perichole s'enferme quelquefois des heures
entières avec lui, surtout quand Votre Altesse va à la
chasse, ou lorsqu'elle est malheureusement indisposée.
Le Vice-Roi
Est-ce là tout ce que vous savez?
Martinez
De semblables propos la kyrielle ne finirait jamais; mais comme j'y
attachais peu d'importance, et que je présume que Votre
Altesse...
Le Vice-Roi
Monsieur Martinez, vous êtes un faquin.
Martinez
Monseigneur!
Le Vice-Roi
Un insolent, un effronté menteur.
Martinez
Monseigneur, je n'ai rien dit à Votre Altesse que ce que j'avais entendu dire.
Le Vice-Roi
Et voilà, monsieur, ce qui prouve votre impertinence. Comment!
vous osez me débiter insolemment comme parole d'Évangile
tous les sots bavardages que vous entendez dans les coulisses!
Qu'allez-vous faire dans les coulisses, monsieur? Est-ce là
votre place? Vous donné-je des appointements pour cabaler avec
les acteurs? Vous me faites rien; vous êtes un paresseux... et un
menteur. Il n'y a pas un mot de vrai dans ce que vous avez eu la
hardiesse de me soutenir en face. Comment! misérable, vous osez
me dire que je sius le rival d'un matador! d'un cholo!
Martinez
Non, monseigneur... Je ne dis pas...
Le Vice-Roi
Je connais la Perichole. C'est une excellente fille, qui n'aime que
moi. Vous êtes un menteur, un impudent menteur, et il n'y a pas
une syllabe de vrai dans tout ce que vous avez dit.
Martinez
Que Votre Altesse daigne se souvenir...
Le Vice-Roi
Taisez-vous. -- Je vous ai tiré de la boue pour vous prendre
à mon service. Je voulais faire votre fortune. Vous êtes
indigne de mes bontés. Je devrais vous chasser ignominieusement;
mais, par une extrême faiblesse de ma part, je veux bien vous
donner une place. Je vous fais recever des contributions dans la
province de... auprès du colonel Garci Vasquez. Partez vite; si
vous êtes demain à Lima, je vous fais conduire au Callao
entre quatre dragons, et vous n'en sortirez qu`à ma mort.
Martinez
Hélas!... miséricorde! monseigneur, c'est pire que la
prison. Que Votre Altesse daigne se rappeler que je n'ai parlé
que pas son ordre.
Le Vice-Roi
Ah! vous raisonnez encore. Qui donc est le maître ici? Vive Dieu!
si je pouvais marcher, je vous assommerais à coups de canne!
Hors d'ici, faquin, ou je vous fais jeter par la fenêtre. Ah je
ne vaux pas un cholo? un cholo! Impudent! hors d'ici!
[On entend un grand bruit à la porte du cabinet: entrent Balthasar, ensuite la Perichole. Sort Martinez.]
Balthasar
Monseigneur, c'est mademoiselle, qui veut absolument entrer, quoique je lui dise que Votre Altesse est en affaires.
Le Vice-Roi
Qu'elle entre; et vous, sortez.
La Perichole
Il est assez étrange qu'on ne puisse vous voir qu'en emportant
d'assaut la porte de votre cabinet. J'espère qu'il n'y a
là-dedans qu'une méprise de votre butor d'huissier.
Le Vice-Roi [d'un ton chagrin]
Je vous croyais à la cérémonie.
La Perichole
Je ne sais encore si l'on m'y verra. Cela dépend un peu de vous. -- Mais, avant tout, comment va votre goutte?
Le Vice-Roi [avec une humeur croisante]
Je n'ai pas la goutte.
La Perichole
Ah! ce n'est, à ce que je vois, qu'un accès de mauvaise
humeur rentrée. Tant pis; j'avais quelque chose à vous
demander, et j'espérais vous trouver en de meilleures
dispositions. Puisqu'il en est ainsi, je vous baise les mains. Adieu;
nous reparlerons de cela une autre fois.
Le Vice-Roi
Camila, ne vous en allez pas si vite. J'ai à vous parler, moi.
Vive Dieu! on croirait que vous avez peur d'un
tête-à-tête avec moi.
La Perichole
Oh! Votre Altesse me fait rarement peur.
Le Vice-Roi
Restez. Tenez-moi compagnie quand je suis malade... -- Je sais bien que
vous aimeriez mieux causer avec le capitaine Aguirre... mais il faut
savoir se résigner quelquefois.
La Perichole
Aguire? Je le quitte à l'instant.
Le Vice-Roi
Vous le quittez à l'instant... Fort bien, madame! vous
m'épargnez une préface, et je puis entrer en
matière sur-le-champ.
La Perichole
Monseigneur, je soupçonne que vous voulez me régaler
d'une petite scène de jalousie; car il y a près de deux
mois que vous n'avez donné carrière à vos humeur
jalouses. Je crains que cette scène ne dure un peu de temps, et,
si vous l'aviez pour agréable, je vous ferais ma demande tout de
suite. Vous me l'accorderiez, et nous remettrions à demain les
reproches et les fureurs.
Le Vice-Roi
Je ne suis guère d'humeur à vous accorder des grâces; vous abusez de celles qui vous avez obtenues de moi.
La Perichole
Beau début! mais c'est à mon tour de parler... Toutes les
bégueules de Lima se sont liguées pour me mortifier de
toutes les manières, et le tout, parce que je suis plus jolie
qu'elles. -- N'est-ce pas que je suis jolie aujourd'hui? -- Il y a
entre nous une petite guerre bien active de petites calomnies et de
petites noirceurs. Si je n'étais pas si pressée, je vous
en conterais quelques-unes. En outre, nous faisons tous nos efforts de
part et d'autre pour nous surpasser par la magnificence de nos parures,
le goût de nos toilettes, etc. Aussi nous sommes une providence
pour les bijoutiers et les marchandes de chiffons.
Le Vice-Roi
Qu'ai-je affaire, morbleu! de toutes ces balivernes? Si vous ne
surpassez ces dames par le luxe de vos parures, en fait d'amants...
La Perichole [avec une grande révérence]
En fait d'amants, je fais tout au contraire de ces dames. Je
préfère la qualité à la quantité.
Le Vice-Roi
Perichole, laissez-moi parler; je suis très sérieux en ce moment.
La Perichole [parlant en même temps]
Écoutez-moi, je n'ai que deux mots à vous dire...
Le Vice-Roi
Je suis très mécontent de vous. De tous
côtés on parle de votre coquetterie, et, s'il faut parler
net, je crains que vous ne me fassiez jouer un sot rôle.
La Perichole [parlant en même temps]
Je me suis avisée, aujourd'hui, même, d'une invention
sublime qui fera crever de dépit toutes ces dames, pourvu
toutefois que vous soyez aimable comme vous l'êtes quelquefois.
Le Vice-Roi
Mais, vive Dieu! écoutez-moi donc!
La Perichole
Mais, morbleu! écoutez-moi donc! Je suis femme, vous êtes
Castillan, vous me devez du respect; ainsi, taisez-vous quand je parle.
Le Vice-Roi
Eh bien, parlez! vous ne perdrez rien pour attendre.
La Perichole
Aujourd'hui, comme vous le savez, toutes les femmes de Lima se font
voir dans leurs parures les plus élégantes,
étalant à l'envi tout le luxe qu'elles peuvent. -- Toutes
les voitures qui sont à Lima sont au nombre de cinq: les deux
vôtres, celle de l'évêque, celle de l'Auditeur Pedro
de Hinoyosa, enfin le carrosse de la marquise Altamirano, mon ennemie
capitale, presque aussi vieux que sa maîtresse, mais enfin c'est
un carrosse. Or donc, ce matin, apprenant que vous gardiez la chambre
aujourd'hui, je me suis mis en tête que vous pourriez assurere
mon triomphe sur ma rivale, en me faisant don de ce beau carrosse qui
vous est arrivé de Madrid.
Le Vice-Roi
Est-ce là ce que vous vouliez me demander?
La Perichole
Vous me ferez plus de plaisir en me donnant ce carrosse que si vous me donniez une mine ou un département d'Indiens.
Le Vice-Roi
Certes, la demande est modeste. Elle ne veut qu'un carrosse pour se
faire traîner à l'église comme une marquise. Je
n'en reviens pas.
La Perichole
Vous savez, don Andres, que je fais peu de cas de l'argent. Je ne sais
ce que vous coûte cette voiture, mais vous êtes riche. S'il
ne s'agissait pas d'humilier des ennemies mortelles, vous sentez bien
que je ne vous aurais pas demandé un cadeau d'une aussi grande
valeur. Au surplus, si ma demande vous choque, oubliez-là. Si
j'ai eu tort de vous la faire, je vous en demande pardon. J'ai le
défaut d'agir d'abord, et se réfléchir ensuite.
Le Vice-Roi
Un carrosse! il ferait beau voir une comédienne en carrosse!
Êtes-vous un évêque, madame, un Auditeur ou une
marquise, pour aller en carrosse?
La Perichole
Eh? ne suis-je pas tout à la fois l'infante d'Irlande, la reine
de Saba, la reine Thomyris, Vénus et sainte Justine, vierge et
martyre?
Le Vice-Roi
Folle!
La Perichole
Toutes ces dames-là valent bien une vieille marquise dont le
père vendait du drap à Cordoue pour habiller les
muletiers. -- Allons, mon petit papa, mon cher Andresillo, vous avez
ri; vous n'êtes plus de mauvaise humeur, vous êtes charmant
à votre ordinaire, et vous me donnerez votre carrosse, n'est-ce
pas?
Le Vice-Roi
Camila, d'abord vous demandez des choses extravagantes, ensuite vous
prenez mal votre temps, car j'ai maintenant à me plaindre de
vous.
La Perichole
Et si je voulais user de représailles!
Le Vice-Roi
Ecoutez, vous avez tort de tourner tout en plaisanterie. Je vous assure
que votre conduite m'est connue maintenant, et que je ne veux plus
être votre dupe.
La Perichole
Si je n'obtiens pas de vous ce carrosse, il faudra que je m'en retourne
chez moi bien tristement; car le moyen d'aller à cette
cérémonie à pied comme une fille du peuple, ou en
chaise à porteurs comme une bourgeoise! et surtout après
les espérances que j'avais conçues... Ah! monseigneur le
vice-roi du Pérou, vous êtes un cruel homme!... Combien
vous coûte ce carrosse?
Le Vice-Roi
Laissez votre carrosse, mademoiselle, et répondez-moi. Je suis
parfaitement au fait de toutes vos actions, et vous saurez que je ne
suis plus aveuglé sur votre compte, comme je l'étais
quand je vous aimais. Maintenant, je ne vous aime plus, entendez-vous?
Je suis détrompé, je vous connais... Cependent, je serais
bien aise de voir de quel air vous pourriez vous y prendre pour vous
justifier... Voyons, essayez... parlez, que diantre! parlez... Eh bien,
à quoi pense-t-elle ainsi, les yeux leves au ciel?
La Perichole
Ce beau carrosse!
Le Vice-Roi
Vous feriez perdre patience à un saint! Que le diable emporte le
carrosse! -- Je sais que le capitaine Aguirre vous aime...
La Perichole
Je le crois sans peine. -- Donnez-moi un de ces cigares.
Le Vice-Roi
... Et que vous l'aimez... oui, vous l'aimez... je le sais, j'en suis
sûr... Mais soutenez donc le contraire... du courage! Niez, par
exemple, qu'il vous ait donné une robe de satin cramoisi...
Niez, niez-le! je ne vous en empêche pas.
La Perichole
Il aurait dû me donner aussi une mantille de dentelle. J'ai déchiré la mienne.
Le Vice-Roi
Et on l'a surpris à demi vêtu sous vos fenêtres...
Je le sais bien, je l'ai vu... Mais, vive Dieu! dites donc que cela est
faux... Vous qui êtes si bonne comédienne, vous devez
mentir de l'air dont les autres disent la vérité.
La Perichole
Merci du compliment.
Le Vice-Roi
Vous sentez bien, ma mie, que cela ne peut durer. Aussi, nos relations
vont cesser... Et cela devrait être fait depuis longtemps... car
je ne suis pas homme à entretenir les maîtresses du
capitaine Aguirre... -- Vous êtes bien tranquille... Vous croyez
peut-être que je prends votre flegme pour le calme de l'innocente?
La Perichole [d'un ton tragique]
C'est le calme du désespoir. Je ne vois là-dedans que
l'occasion perdue d'aller à l'église en carrosse. L'heure
va se passer, et, quand vous me demanderez pardon, il sera trop tard.
Le Vice-Roi
Ah! vous demandez pardon, ma mignonne! Ah! vous ne prétendez
à rien moins? Eh bien! je vous demande pardon d'avoir
découvert une autre intrigue avec un personnage bien illustre.
La Perichole
Et de deux. Quand nous serons à trois, nous ferons une croix.
Le Vice-Roi
Ce n'est rien moins que le vaillant Ramon, cholo de nation et matador
de son métier. -- Vous choisissez bien vos amants, madame. C'est
un homme célèbre, et tout Lima est rempli de son nom.
La Perichole
Il est vrai, et sa réputation n'est pas usurpée comme
tant d'autres. C'est le plus brave toréador du Pérou, et
peut-être le plus beau et le plus robuste.
Le Vice-Roi
Parbleu! il est clair que vous n'êtes pas femme à quitter
un vice-roi pour le premier venu. D'ailleurs, en personne habile, vous
quittez un amant pour en prendre deux. Vous donnez un ducat, mais vous
en prenez la monnaie.
La Perichole
Si bien qu'à votre compte un capitaine et un matador seraient la
monnaie d'un vice-roi? Votre Altesse se trompe dans son calcul. Il
faudrait, suivant moi, trois vice-rois pour faire la monnaie d'un
capitaine, et six vice-rois au moins pour la monnaie d'un matador.
Le Vice-Roi
Vous êtes une impudente...
La Perichole
Courage!
Le Vice-Roi
Une effrontée, qui ne prend pas même le soin de cacher ses débordements par un peu de respect humain.
La Perichole
Ferme! [Déclamant] «Cruelle imagination! pourquoi, par tes doux prestiges, affliges-tu mon coeur?» {1}
Le Vice-Roi
Prendre un matador et un cholo pour amants!... Vous êtes une Messaline!
La Perichole
Qu'est-ce que cela veut dire?
Le Vice-Roi
Vous êtes...
La Perichole
Que Votre Altesse ne se contraigne point. J'imagine qu'elle se livre
à ces accès de fureur par ordonnance du médecin.
En effet, vous vous échauffez, et cela doit être bon pour
la goutte.
Le Vice-Roi
Taisez-vous, infâme! Prendre un cholo pour amant! Vive Dieu! --Je
vous ai comblée de mes faveurs... Pour vous, je me suis presque
compromis aux yeux du public... car il est scandaleux que le
représentant du roi d'Espagne aille chercher sa maîtresse
sur les planches d'un théâtre!... Je ne sais qui me
retient... Mais, si je n'étais mille fois trop bon, je vous
ferais fourrer dans une maison de correction.
La Perichole
Vous n'oseriez pas!
Le Vice-Roi
Je n'oserais pas!... Vite une plume et de l'encre, et je signe l'ordre.
La Perichole
Il y aurait une révolte à Lima si la Perichole était en prison.
Le Vice-Roi
Une révolte! ta, ta ta!
La Perichole
Oui, une révolte. Faites décapiter, pendre tous vos
nobles marquis, comtes et chevaliers de Lima, pas une voix ne criera,
pas un bras ne se lèvera pour eux. Faites égorger douze
mille pauvres Indiens, envoyez-en vingt mille dans vos mines, on vous
applaudira, on vous donnera du Trajan par le nez... Mais empêchez
les Liméniens de voir leur actrice favorite, et ils vous
assommeront à coup de pierres.
Le Vice-Roi
Oui, oui!... Et si je défends au directeur de renouveler votre engagement qui va finir?
La Perichole
Eh bien! je prendrai ma guitare, et j'irai chanter dans la rue, sous
vos fenêtres; et dans mes chansons je ferai rire aux
dépens de votre vice-royauté et de votre goutte.
Le Vice-Roi
Fort bien. Et que feriez-vous si je vous envoyais en Espagne par le premier galion?
La Perichole
Vous ne pourriez me faire un plus grand plaisir... Je meurs d'envie de
voir la vieille Europe, et d'ailleurs, en Espagne, j'ai la chance de
devenir la maîtresse du premier ministre ou du roi, et, le cas
échéant, je me venge de vous. Je vous fais accuser,
ramener prisonnier en Espagne, les fers aux pieds, comme Christophe
Colomb, et ensuite vous serez bien heureux si je vous fais grâce
de la potence et si je vous envoie seulement pourrir dans la tour de
Ségovie.
Le Vice-Roi
En attendant que cela arrive, ne remettez plus les pieds dans ce palais.
La Perichole
Certes, jamais je n'obéirai plus volontiers à Votre Altesse.
Le Vice-Roi
Encore un instant. Comme c'est la dernière fois que nous nous
voyons, il faut terminer nos comptes... Je vous méprise trop
pour vous accabler. Andres de Ribeira ne daigne pas punir une offense
quand elle part de trop bas. -- Je vous ai donné des sommes
considérables, des cadeaux précieux... gardez-les. On
vous paiera trois mois de votre pension, et j'espère qu'avec
cela vous entrerez à l'hôpital quelques semaines plus tard.
La Perichole
J'ai écouté patiemment vos injures et les calomnies
atroces que vous venez de me faire entendre; je les attribuais à
l'état de souffrance où je vous vois; mais ce dernier
outrage ne peut se pardonner. Je descends de vieux chrétiens et
de Castillans, monseigneur, et j'ai le cœur trop haut pour
accepter les présents d'un homme que je n'aime pas. Tous vos
cadeaux vous seront rendus. Je vendrai ma maison et mes meubles pour
payer le reste. En attendant, voici un collier de diamants et des
bagues que vous m'avez donnés... Ce soir, je n'aurai rien
à vous.
[Elle ôte ses bijoux et se dispose à sortir.]
Le Vice-Roi [ému]
Perichole!... Perichole! La... ne vous en allez pas...
Écoutez... écoutez donc... Faut-il que je me
lève?... Aie! aie!
La Perichole [s'arrêtant]
Vous vous êtes fait mal?
Le Vice-Roi
Vous parliez de calomnies?...
La Perichole
Je ne me souviens plus de ce que j'ai dit.
Le Vice-Roi
Dis seulement que cela n'est pas vrai, et j'oublie tout.
La Perichole
Croyez-en ce qu'il vous plaira. Je baise les mains de Votre Altesse.
Le Vice-Roi
Non, ne t'en va pas encore... Perichole... J'étais en
colère... j'ai été trop vif.. Mais maintenant
expliquons-nous tranquillement. -- Ainsi, tout ce qu'on m'a dit de toi
était faux?
La Perichole
Laissez-moi m'en aller. Je tiens peu à votre opinion.
Le Vice-Roi
Voyons donc, Camila. Eh bien! je crois que j'ai eu tort. Es-tu satisfaite?
La Perichole
Non, non, vous avez raison.
Le Vice-Roi
Entêtée! méchante!... Je te déteste; mais
va, tu es charmante toujours... Je t'aime trop... Je sais bien que tout
ce que l'on m'a dit est faux... Mais dis-toi que cela est faux... rien
que...
La Perichole
Non: vous m'avez trop offensée pour que je tienne beaucoup à votre estime.
Le Vice-Roi
Allons, Camila! Eh bien! n'en parlons plus... Je te demande pardon...
J'ai eu tort... C'est que j'étais si souffrant que je ne savais
ce que je disais. Tout est fini... Donne-moi la main... Mais dis-moi...
La Perichole
Que je vous dise?...
Le Vice-Roi
Que tu n'es plus fâchée, et que tu me pardonnes mon emportement.
La Perichole [lui donnant la main]
Oui, je vous pardonne; car je crois que vous m'aimez véritablement.
Le Vice-Roi
Au moins, par générosité... Je suis bien sûr
de toi... Je ne suis plus jaloux... Mais, est-ce que cela te
coûterait beaucoup de dire qu'on t'a calomnié?
La Perichole
Quoi! toujours vous en revenez là?
Le Vice-Roi
Allons! voilà qui est dit... n'en parlons plus... Je te crois
sans que tu te défendes... Pourtant... Vois, comme je suis
faible!
La Perichole
En vérité, monseigneur, faut-il vous montrer à
quel point la jalousie vous a troublé la raison? Voyons:
cherchons à nous rappeler vos reproches. Ah! la robe de satin
cramoisi?... Bon Dieu, quelle idée!
Le Vice-Roi
Oui, cela était ridicule; mais...
La Perichole
Il est parfaitement vrai que je possède une robe de satin
cramoisi, et il est non moins vrai que je l'ai achetée d'une
fille de couleur, ma voisine, qui est entretenue par le capitaine
Aguirre. Avait-elle reçu cette robe de son amant ou d'un autre,
c'est ce que j'ignore... C'est ma femme de chambre, qui a fait le
marché, et vous pouvez l'interrogez là-dessus.
Le Vice-Roi
Je m'en garderai bien, mon enfant!... Je te crois. [À part.] Ah! coquin de Martinez, tu me paieras l'imposture.
La Perichole
Quant à l'autre histoire du capitaine Aguirre, je n'ai rien
à vous dire, sinon que les accidents de cette espèce sont
communs à Lima, et que je ne puis les empêcher.
D'ailleurs, je crois me souvenir que ce jour-là même vous
êtes resté fort tard à souper chez moi.
Le Vice-Roi
Perichole, ma mignonne, je ne veux plus entendre un mot
là-dessus. Cela me rend trop honteux... Dieu merci, je ne suis
plus jaloux... Tu disais donc que ce cholo...
La Perichole
Vos espions vous ont aussi bien instruit relativement au cholo Ramon.
Il est vrai qu'aux dernières courses je fus transportée
d'admiration en voyant son adresse et son courage, car aussitôt
qu'il eut enfoncé son épée dans l'épaule du
taureau, sûr de son coup, sans daigner regarder si l'animal
conservait encore quelque reste de vie, il fit une pirouette, et,
tournant le dos au taureau, il me fit un salut fort gracieux pour un
homme de sa profession. Je compris ce que cela voulait dire, et je
cherchai ma bourse pour la lui jeter; mais je l'avais oubliée.
Je pris donc le premier objet de prix qui me tomba sous la main. Mais
jamais je ne me serais avisée de croire que dans une semblable
action on pût voir de l'amour. Un cholo! un matador! un homme qui
boit de l'eau-de-vie et qui mange ds oignons crus! Ah! monseigneur!
Le Vice-Roi
Oui, oui, j'avais tort, ma toute belle... Cependant, si j'avais
été ce taureau, j'aurais rassemblé le reste de mes
forces, et j'aurais rudement accoué monsieur Ramon.
La Perichole
Alors j'aurais crié: «Vive le taureau!»
Le Vice-Roi
Tu es charmante! demande-moi ce que tu voudras... Car je ne crois pas
du tout que tu fasses venir chez toi ce Ramon qui mange des oignons
crus.
La Perichole
Pardonnez-moi. Votre Altesse n'ignore pas que je dois jouer
bientôt le principal rôle dans la comédie du
poète Peransurez. J'y dois chanter un air avec des paroles dans
le patois de ces gens-là; et pour bien saisir leur accent et
leur prononciation, je fais venir Ramon qui a une assez belle
basse-taille, et qui chanterait toute une journée, pourvu qu'on
lui donnât suffisamment à boire. -- Je n'ajouterai plus
qu'un mot. Pour peu que Votre Altesse conserve des doutes, elle peut
envoyer le capitaine à Panama, et le matador à Cuzco,
mais je crains que, si la chose a fait du bruit, leur exil ne donne
lieu aux mauvais plaisants de s'égayer à vos
dépens et aux miens.
Le Vice-Roi
Ah! ma bonne Perichole, comment te faire oublier...
La Perichole
L'amour fait excuser bien des choses; mais j'engage Votre Altesse
à se tenir en garde à l'avenir contre ces domestiques qui
affectent beaucoup de dévouement, tandis qu'ils sont tout
disposés à trahir leurs maîtres.
Le Vice-Roi
Comment?
La Perichole
Je ne nomme personne, et le métier de dénonciateur ne
sera jamais le mien. Jeune, assez jolie, comédienne, je suis
exposée à recevoir bien des propositions impertinentes,
et j'imagine que certain petit présomptueux que vous honorez de
votre confiance, et que j'ai fait chasser de nos coulisses, vous aura
régalé de toutes ces belles histoires.
Le Vice-Roi
Oh! le scélérat! Je m'en étais toujours
douté. Oh! le monstre! comment! il a osé te faire des
propositions! Tu parles de Martinez, n'est-ce pas?
La Perichole
Je ne veux nuire à personne.
Le Vice-Roi
Ah! coquin! ce n'est pas avec Garci Vasquez que tu iras. C'est au fort
de Callao, et le diable m'emporte si tu en sors de si tôt!
La Perichole
Je n'ai rien dit contre ce jeune homme. Qui vous prouve que j'ai voulu le désigner?
Le Vice-Roi
Laisse-moi faire. Je sais ce que je sais.. -- Mais, mon enfant, tu
m'avais demandé, je crois, mon carrosse?... Diable! c'est...
La Perichole
Ne parlons plus de cela; je suis assez heuresue maintenant, puisque je n'ai pas perdu votre amitié.
Le Vice-Roi
Mais cela te ferait donc beaucoup de plaisir?... C'est que, vois-tu, ma petite...
La Perichole
Oui, j'y tenais beaucoup... Mais depuis cette cruelle discussion j'ai changé d'idée.
Le Vice-Roi
Tu comptais que je te l'aurais donné... C'est que, diable... ce
carrosse... non pas que j'y tienne... mais que diantre dira-t-on si...
La Perichole
Laissons cela. D'ailleurs, il est bien tard pour aller à la cérémonie. Je n'arriverais pas à temps.
Le Vice-Roi
Quant à cela, mes mules trottent vite... Je ne crains que ces
maudits Auditeurs... Ce Pedro de Hinoyosa... il va travestir l'affaire
à sa guise...
La Perichole
Il vous déteste parce que le peuple vous aime... Mais je serais
désolée de vous compromettre avec lui. Il paraît
que c'est un monsieur qu'il faut ménager.
Le Vice-Roi [après un instant de réflexion]
Parbleu! qu'il dise ce qu'il voudra... Ne suis-je pas le maître
de donner ce qui m'appartient, et à qui bon me semble?
La Perichole
Non, de grâce. J'ai fait réflexion à l'extravagance
de ma demande, et je rougis maintenant de vous en avoir
impotuné. -- Et puis... je me suis tellement fait violence tout
à l'heure pour ne pas pleurer... que j'ai plus d'envie de me
jeter sur mon lit pour reposer les nerfs, que d'aller me promener.
Le Vice-Roi
Pauvre enfant, comme elle m'aime!... Non, ma fille, il faut que tu
prennes l'air, cela tu fera du bien. Pineda m'ordonne de monter en
voiture, quand je viens de me mettre en colère... Va, mignonne,
mon carrosse est à toi. Sonne, pour que l'on attelle
sur-le-champ.
La Perichole
Monseigneur, de grâce, réfléchissez; vous
êtes maintenant trop bon, comme vous avez été trop
injuste tout à l'heure?
Le Vice-Roi
Sonne, te dis-je. Je veux que tes ennemies en meurent de jalousie.
La Perichole
Mais...
Le Vice-Roi
Enfin, si tu n'acceptes pas ce présent, je croirai que tu es encore fâchée contre moi.
La Perichole
De cette manière, je ne puis vous refuser... Mais je suis véritablement confuse.
[Elle sonne. Balthasar entre.]
Le Vice-Roi
Qu'on attelle sur-le-champ les mules blanches à mon nouveau
carrosse, et dites au cocher que les mules, le carrosse et lui
appartiennent à mademoiselle. [Balthasar sort.] Pauvre petit!
comme ton pouls est agité! Allons, m'en veux-tu encore?
La Perichole
Comment ne serais-je pas pénétrée des bontés de Votre Altesse?
Le Vice-Roi
Laisse là ton Altesse, et appelle-moi comme tu m'appelles quelquefois.
La Perichole
Eh bien! Andres, tu m'as rendue bien malheureuse et bien heureuse aujourd'hui.
Le Vice-Roi
Embrasse-moi, mon ange. Je t'aime comme cela. Vois-tu, je ne veux pas
être le vice-roi auprès de ma Perichole! --
Méchante! souviens-toi de ce que tu as dit du mérite des
vice-rois en amour!
La Perichole
Va, tu sais bien que tu es Andres pour moi, et non le vice-roi du
Pérou. -- Vois donc les jolis souliers brodés que m'a
faits Marino, ce cordonnier pour le neveu duquel je tai parlé il
y a longtemps.
Le Vice-Roi
Quel joli petit pied! Je le cache tout entier dans ma main. À
propos, tu dis que son neveu est un gaillard qui a de l'intelligence?
Je le prends à mon service à la place de Martinez.
La Perichole
Non, je ne veux déplacer personne. D'ailleurs, Martinez vous est utile. Il fait de bons rapports.
Le Vice-Roi
Rancunière! -- Va! il couchera ce soir au Callao.
Balthasar [rentrant]
La voiture est attelée.
Le Vice-Roi
Allons, ma toute belle, amuse-toi bien, et reviens tout de suite
après la cérémonie. Si quelqu'un te faisait
quelque affront, ne manque pas de m'en prévenir. Vive Dieu! les
mauvais plaisants ne riraient plus... Et ton collier et tes bagues que
tu oubliais. Approche, que je te rattache ton collier... Va, tu es
divine aujourd'hui.
La Perichole
J'emporte d'ici quelque chose de plus précieux que ces diamants: ta confiance et ton amour.
[Elle sort.]
Le Vice-Roi
Tu es un ange. Cette fille-là fait de moi ce qu'elle veut. Il
est vrai qu'elle m'aime tant... Je ne puis rien lui refuser...
Cependant... lui donner mon carrosse!... Je ne sais ce que le monde en
pensera...! Une actrice en carrosse doré, tandis que tant de
marquises et tant de comtesses sont trop heureuses d'aller en
litière!... J'imagine que la cérémonie doit
être terminée... Elle n'arrivera que pour l'exhortation de
l'évêque... Tant mieux... Ah! j'entends le bruit des roues
dans ma cour. Elle n'a pas perdu de temps... Balthasar, roulez mon
fauteuil auprès de la fenêtre, et donnez-moi ma
longue-vue. Je veux voir quel air a ce carrosse... Parbleu! je la
verrai jusqu'à la porte de l'église... Peste! comme elle
va!... Jamais mon cocher ne me mène de ce train-là...
Tout le monde s'arrête pour la regarder... En voilà qui
ôtent leur chapeau, comme si c'était moi qui passais...
Quelle folie!... La voilà déjà près de la
grande place... Bon Dieu! elle va accrocher... Ah! Jésus!
heureusement que c'est l'autre carrosse qui est renversé... Et
tout le monde qui s'attroupe... Que va-t-on faire?... On va
peut-être l'insulter... Balthasar, allez donc...
Balthasar
Oui, monseigneur...
Le Vice-Roi
Vive Dieu! on se bat là-bas... Courez tous, vous autres...
Allez, prenez les armes... Assommez-moi cette canaille... Perichole!
Ah! heureusement... elle poursuit sa route, grâce à cet
homme qui fait si bien le moulinet de son bâton... Il lui ouvre
un passage.
Balthasar
Dois-je courir après le carrosse de madame?
Le Vice-Roi
Non, demeure. Cela est inutile maintenant... Cependant à son
retour... Dis à Sébastien et à Dominique de monter
à cheval. Qu'ils prennent des mousquetons et qu'ils la suivent
de loin... et qu'ils ôtent ma livrée... S'il arrivait
quelque malheur, je m'en prendrais à vous. -- Ce peuple de Lima
est si grossier! je crains qu'il ne lui fasse quelque avanie...
Après tout, il semble qu'il ne soit pas arrivé
d'accident; car voici l'autre carrosse relevé et qui continue sa
marche... et la foule entre dans l'église. Fasse le ciel qu'elle
s'en tire sans malencontre!... On aura beau dire, il n'est pas
défendu aux comédiennes d'aller en carrosse si elles en
ont... Tant pis pour les marquises, si, moins jeunes et moins jolies
que les actrices, elles ne trouvent personne pour leur en donner... [Il
fume un cigare.] Ce baptême n'en finit pas!... Il me tarde de la
voir revenir pour apprendre d'elle les détails de l'aventure...
Oh! maudite jambe!... Je souffre davantage, je crois, quand je suis
inquiet... Voyons: la dernière fois que j'ai été
malade, cela m'a duré cinq... six jours... bon! Cette fois-ci,
je l'espère, j'en serai débarrassé plus tôt.
Ainsi je pourrai assister à la première
représentation de la comédie où elle doit jouer un
rôle... Et si je ne pouvais sortir... Ma foi! je ferais retarder
la représentation.
Balthasar
Monseigneur, monsieur le licencié Thomas d'Esquivel demande le faveur d'entretenir Votre Altesse.
Le Vice-Roi
Fais entrer. -- Il vient sans doute me régaler d'une petite
morale, afin de tirer de moi quelque cadeau. Au fait, il y a bien un
mois que je ne l'ai vu.
Le Licencié [entrant]
Je baise les mains de Votre Altesse.
Le Vice-Roi
Ah! monsieur le licencié, vous voyez un homme bien malade!
Le Licencié
Je suis desolé de l'apprendre. C'est donc cet accès de
goutte qui a empêché Votre Altesse d'assister à la
cérémonie de ce jour?
Le Vice-Roi
Je n'ai pas la goutte... C'est un bruit que répand Pineda; ce n'est qu'une enflure au pied. Je le sais mieux que lui.
Le Licencié
Au surplus, Votre Altesse ne doit pas regretter de n'avoir pas
assisté à ce baptême. Elle a eu le bonheur de
n'être pas témoin d'un grand scandale.
Le Vice-Roi
Un scandale?... [Ã part.] Diable! la Perichole doit y être pour quelque chose.
Le Licencié
Oui, un scandale énorme et dont Votre Altesse aurait
été profondement affligé j'en suis sûr,...
d'autant plus que, suivant les apparences, elle en est la cause
involontaire.
Le Vice-Roi
Expliquez-vous.
Le Licencié
Un jour comme celui-ci, une cérémonie aussi touchante!...
En vérité, je suis désolé d'affliger Votre
Altesse... mais il faut que je parle, et que je parle franchement,
même au risque de lui déplaire. -- Mon devoir et
l'intérêt de Votre Altesse le commandent
impérieusement.
Le Vice-Roi
Je ne divine point...
Le Licencié
Cette comédienne fameuse...
Le Vice-Roi [à part]
Nous y voila!
Le Licencié
... À qui Votre Altesse porte, dit-on, tant
d'intérêt, vient de causer un désordre bien grand
aujourd'hui même. La protection que Votre Altesse lui accorde
l'enhardit au point, permettez-moi de vous le dire, qu'elle se croit
tout permis.
Le Vice-Roi
Je vous assure que je ne la protège point... seulement j'estime
son talent... qui est fort estimable, monsieur le licencié.
Mais, je vous en supplie, contez-moi l'affaire.
Le Licencié
Voici le fait. Il paraît qu'elle a un carrosse; et ce carrosse, dit-on, vous le lui avez donné.
Le Vice-Roi
C'est un carrosse qui m'était inutile.
Le Licencié
Ah! monseigneur, ce carrosse eût été mieux
employé... mais ce qui est fait, et Votre Altesse avait sans
doute ses raisons pour le donner. Dieu veuille!... suffit. Je vais
raconter ce dont j'ai été témoin. Elle a donc un
carrosse, et c'est en carrosse qu'elle se rend à
l'église... De mon côté, ayant été
retardé par quelques accidents, j'avais accepté une place
dans la voiture de la marquise Alatamirano. Nous allions au pas, comme
il convient en approchant d'une église; tout à coup la
señora Perichole arrive au grand trot de ses mules
ébraniant le pavé à vingt toises à la
ronde. Nous allions déboucher sur la place; elle veut prendre le
pas sur nous... sur la marquise!... bref, elle nous a serrés de
si près, qu'elle nous a accrochés avec la plus grande
violence...
Le Vice-Roi
C'est son cocher qui est maladroit...
Le Licencié
Votre Altesse m'excusera; mais je ne puis encore croire que son cocher
ait agi sans ordre, d'autant plus qu'elle a mis la tête à
la portière en voyant notre voiture, et qu'elle a parlé
à cet homme sans doute pour lui commander cette mauvaise action.
Le Vice-Roi
Et j'espère qu'il n'est pas arrivé d'accident.
Le Licencié
Comment! c'est un miracle que nous soyons encore en vie! La secousse a
été épouvantable; la marquise est tombée
sur moi, et moi sur le chien de la marquise que j'ai
écrasé involontairement... Ma perruque est tombée
dans le ruisseau... et la marquise a reçu à la hanche une
contusion très forte.
Le Vice-Roi
Loué soit Dieu! Je craignais qu'il ne fût arrivé un plus grand malheur.
Le Licencié
Il me semble qu'en voilà bien assez comme cela. Le carrosse de
plus est fort endommagé; un carrosse superbe, qui depuis plus de
vingt ans faisait l'admiration de cette ville.
Le Vice-Roi
Je paierai... c'est-à-dire je ferai payer le dommage à la Perichole.
Le Licencié
Mais, monseigneur, le scandale, comment le réparer? Pour moi, je
n'y vois qu'un seul moyen, c'est de défendre à cette dame
de sortir en carrosse; car non seulement il est de mauvais exemple de
voir une comédienne en carrosse, tandis que tant de dignes
ecclésiastiques vont à pied, mais encore la vie des
paisibles habitants de Lima serait compromise par son imprudence... Je
n'ai pas tout dit, et j'ai le regret d'être dans la
nécessité d'affliger Votre Altesse. -- Les domestiques de
la marquise, indignés de l'insulte faite à leur
maîtresse, ont adressé quelques vives remontrances
manuelles au cocher et au laquais de la dame. Là-dessus la
canaille qui la suivait avec des cris de joie a pris parti pour elle.
Surtout un certain mauvais sujet, un cholo, un toréador,
nommé Ramon, a fait rage. Il a roué de coups de
bâton le cocher de la marquise, cassé l'épée
de son écuyer et brisé le mâchoire de l'un de ses
laquais.
Le Vice-Roi
Le scélerat! je le ferai punir exemplairement.
Le Licencié
Ce n'est pas tout. Sans faire attention à nous, sans demander
excuse, elle poursuit sa route, et peu s'en est fallu qu'elle
n'entrât dans l'église tout en carrosse. La tête de
ses mules était sous le portail quand elle s'est
arrêtée. Elle descend, traverse la foule des
fidèles à grand bruit... Tout le monde se retourne pour
la regarder... On oublie la cérémonie commencée;
et, je frémis en le disant, monseigneur l'évêque,
lui-même, a partagé la distraction générale.
Il a oublié de demander au parrain la promesse d'élever
chrétiennement le nouveau converti, son filleul. Pour moi,
indigné et scandalisé au dernier point, j'ai
quitté l'église pour vous raconter cette aventure, et
vous prier de mettre un terme aux impertinences d'une fille qui,
permettez-moi de vous le dire, fait le plus grand tort à Votre
Altesse.
Le Vice-Roi
Elle va venir dans un instant, et je la tancerai d'importance.
Le Licencié
Je vous préviens que la marquise portera plainte jusqu'à Madrid, s'il le faut.
Le Vice-Roi
Monsieur le licencié, il faudrait empêcher cela. Vous sentez bien que ces plaintes-là me nuisent beaucoup.
Le Licencié
Monseigneur...
Le Vice-Roi
Vous avez du crédit auprès de la marquise.
Engagez-là à se contenter des dommages qu'on lui donnera.
Pour moi, je me charge de faire une semonce à la Perichole.
Le Licencié
Monseigneur... je ne sais...
Le Vice-Roi
Votre église a besoin d'un tableau pour le maître-autel...
Je veux que la Perichole vous en fasse cadeau pour expier sa faute...
Aussi bien, je lui ai donné une madone de Murillo, qu'elle veut
changer contre mon saint Christophe... Au surplus, vous pouvez compter
sur la madone... Mais rendez-moi le service d'apaiser la marquise...
N'est-ce pas? Vous me le promettez?
Le Licencié
Monseigneur, je ferai mon possible, mais...
Le Vice-Roi
Amenez-moi votre neveu un de ces matins. Nous tâcherons de faire quelque chose pour lui.
Le Licencié
Il est tout à fait digne des bontés de Votre Altesse. Mais, monseigneur...
Le Vice-Roi
J'entends un carrosse qui entre dans la cour. La voici sans doute. Vous allez voir comment je vais lui parler.
Balthasar [anonçant]
Monseigneur l'évêque de Lima.
Le Vice-Roi
L'évêque!
Le Licencié
Il vient sans doute porter plainte aussi.
[L'évêque et la Perichole paraissent à la porte, et font des façons pour entrer.]
L'Évèque
Passez, mademoiselle.
La Perichole
Monseigneur, je vous en supplie...
L'Évèque [lui prenant la main]
Eh bien! entrons ensemble.
Le Licencié [à part]
Que vois-je? l'évêque donne la main à la comédienne!
Le Vice-Roi
Monseigneur, je vous baise les mains... Je suis confus de ne pouvoir me lever pour vous recevoir, mais un pauvre malade...
L'Évèque
Mademoiselle m'a parlé de votre indisposition, et je n'ai pas
voulu rentrer chez moi sans m'informer de votre santé. Cela m'a
procuré le plaisir de conduire mademoiselle dans ma voiture.
La Perichole
C'est une grâce que je n'oublierai jamais.
Le Vice-Roi
Comment! ma voiture... ta... votre votre voiture... s'est elle brisée?
La Perichole
Non, monseigneur, mais je ne l'ai plus et je ne la regrette pas, car j'en ai fait, je l'espère, un bon usage.
L'Évèque
Un bon, un saint usage.
Le Licencié [à part]
Je m'y perde.
L'Évèque
Vous avez donné un exemple de piété bien rare dans ce siècle.
Le Vice-Roi
Expliquez-moi, de grâce...
La Perichole
Pardonnez-moi, monseigneur, si j'ai si tôt abandonné un
présent qui venait de vous; mais, lorsque vous apprendrez en
quelles mains je m'en suis départie, vous m'excuserez et vous me
féliciterez. -- Tandis que j'allais par les rues mollement
bercée sur ces coussins élastiques, une idée m'est
venue à l'esprit, qui a dissipe en un moment le plaisir que je
goûtais. Comment! me suis-je dit, une pécheresse... une
misérable créature comme moi... une femme exerçant
une profession presque coupable...
L'Évèque
Ma fille, vous êtes trop humble... et quoique je ne vous aie
jamais vue sur la scène... je sais que vous honorez
singulièrement votre profession. Saint Genest était
acteur.
La Perichole
Eh quoi! je suis portée d'un bout à l'autre de la ville,
mollement et avec la rapidité de l'éclair; je suis
à l'abri du soleil, de la pluie, tandis que des personnes qui
valent mille fois mieux que moi, tandis que des serviteurs de Dieu,
portant des secours spirituels aux malades, sont exposés
à toutes les intempéries de l'air, à la chaleur,
à la poussière, à la fatigue? Alors je me suis
souvenue que j'avais vu souvent de dignes prêtres accablés
par l'âges, marcher à pas précipités dans
les rues de Lima, portant le saint viatique à des malades, et ne
craignant qu'une chose, c'est d'arriver trop tard auprès du lit
de l'agonisant. J'ai pleuré sur moi-même, et la sainte
Vierge m'a inspiré, comme expiation de mes pèches, de
faire hommage à Dieu de ce carrosse qui avait flatté mon
orgueil, et que j'étais indigne de posséder. {2}
L'Évèque
Mademoiselle a eu la générosité d'en faire don
à notre église, et d'y ajouter une fondation pieuse pour
son entretien à perpétuité. À l'avenir,
lorsqu'un malade réclamera les consolations que la religion
donne aux mourants, cette voiture servira à porter le
Saint-Sacrement, et de la sorte bien des âmes seront
sauvées; car il est trop commun que des pécheurs endurcis
ne demandent leur Créateur que lorsque la mort va les saisir, et
trop tard pour qu'un pauvre ecclésiastique à pied puisse
arriver à leur chevet tandis qu'ils respirent encore.
Le Licencié
Mademoiselle, en effet, a cédé à une bonne et sainte inspiration.
Le Vice-Roi
Je vous admire, Perichole, et je voudrais m'associer à votre bonne action, en prenant à mon compte...
La Perichole
Ah! monseigneur, laissez-moi la gloire de l'avoir faite... J'en suis
assez récompensée par ce précieux don que je tiens
de monseigneur. Ce chapelet a été enfermé pendant
neuf jours dans la châsse de la bienheureuse image de Notre-Dame
de Chimpaquirà. {3}
[Elle fait baiser le chapelet au vice-roi et du licencié.]
L'Évèque
De grandes indulgences y sont attachés.
Le Vice-Roi
Je suis si joyeux, que je ne sens plus du tout ma jambe. Pineda est un sot, et je n'ai pas la goutte.
La Perichole
C'est ce chapelet que vous venez de oucher qui vous a soulagé, monseigneur.
L'Évèque
Il n'est rien de plus probable, et j'en ai vu souvent des effets merveilleux.
Le Vice-Roi
Je le croix, mais je continuerai encore deux jours mon régime;
ensuite, monseigneur, je voudrais faire une bonne folie, et vous faire
souper chez mademoiselle, pour que vous puissiez faire plus ample
connaissance.
La Perichole
Je n'ose espérer que monseigneur daigne me faire tant d'honneur.
Cependent notre divin Sauveur mangeait avec les Samaritains... et si le
secret le plus profond...
L'Évèque
Nous verrons. Attendons que Son Altesse soit guérie.
Le Vice-Roi
Cela veut dire qu'il accepte.
L'Évèque
Je crains bien de ne pas avoir la force de refuser.
La Perichole
Si monsieur le licencié voulait faire le quatrième?
Le Licencié
C'est trop d'honneur que vous me faites.
L'Évèque
Monsieur le licencié, nous n'en parlerons pas.
Le Licencié
Monseigneur!
Le Vice-Roi
Et vous entendrez chanter la Perichole... des airs pieux, s'entend. Sa voix est capable de convertir un infidèle.
L'Évèque [saluant la Perichole et souriant]
Je crains seulement qu'elle ne fasse renier un fidèle.
Le Chanoine
Mademoiselle ce carrosse sera pour vous le chariot d'Élie; il vous mènera droit au ciel.
1 Vers d'El Mágico prodigioso, comédie de
Calderón: ¿Pesada imaginación/Al parcer
lisonjera/Cuando te he dado ocasión/Para que desta
manera/Aflijas mi corazón?
2 Une comédienne fameuse de Lima, nommée la Perichole,
eut un jour la fantaisie d'aller à l'église en carrosse.
Il y avait alors peu de voitures à Lima, et elles appartenaient
toutes à des personnes de la plus haute distinction. La
Perichole, qui était entretenue par le vice-roi du Pérou,
obtint, non sans quelque peine, que son amant lui fit don d'un carrosse
magnifique, dans lequel elle se montra par la ville, au grand
étonnement des Liméniens. Après avoir joui de son
carrosse pendant une heure à peu près, saisie tout
à coup d'un accès de dévotion, elle en fit don
à l'église cathédrale, voulant qu'il servit
à transporter rapidement les prêtres qui iraient
administrer les secours spirituels aux malades. Elle fit, de plus, une
fondation pour l'entretien de cette voiture. Depuis ce temps, le
Saint-Sacrement est porté en carrosse, à Lima, et le nom
de la comédienne est en grand honneur.
3 Image très révérée du Nouveau Monde.